Budget militaire américain : opération « Vertige »
Enorme, titanesque, éléphantesque ! Comme à l’ordinaire, en cette saison américaine des budgets, on est saisi par le vertige des chiffres : Obama ou pas, c’est la rituelle valse des milliards, notamment au profit du Pentagone et du lobby militaro-industriel, en regard de laquelle les crédits d’aide au développement, au maintien de la paix, au soutien contre les épidémies et catastrophes naturelles, au financement des institutions internationales, etc. paraissent plus que dérisoires. Quelques coupes « cosmétiques » ont bien été opérées par le nouvel exécutif dans les budgets militaires, au titre de la crise financière, et certains programmes réorientés pour tenter de relever le défi « Afpak » [1]. Mais les montants restent astronomiques – les crédits américains de défense représentant toujours plus de 40 % des dépenses mondiales, et le double de l’ensemble des pays de l’Union européenne (le triple si on ne considère que l’équipement).
Le Sénat américain a voté à son tour le 21 mai l’enveloppe supplémentaire de 91 milliards de dollars, demandée par le Pentagone au titre du financement des guerres en Irak et en Afghanistan pour 2009, jusqu’au 1er octobre prochain – entrée en vigueur du prochain exercice budgétaire. Déjà adoptée par la Chambre des représentants, cette rallonge comporte – outre le financement quotidien des opérations en matière de transport, logistique, maintenance, munitions, remplacement de matériel détruit et achats d’équipements complémentaires – un milliard de dollars d’aide pour le Pakistan (400 millions pour le soutien à la contre-insurrection ; 600 au titre du développement), et un milliard également pour l’Afghanistan (agriculture, anti-drogue, réformes démocratiques) – des crédits assortis de la demande d’un rapport du président Obama après un an, pour évaluer les « progrès » d’Islamabad et Kaboul [1].
Contrairement à la Chambre des représentants, le Sénat s’est cependant refusé à une écrasante majorité (90 contre 6) à inclure dans ce budget supplémentaire les 80 millions de dollars demandés pour financer la fermeture annoncée du centre de détention extra-territorial de Guantanamo, sur la côte cubaine. Les sénateurs, hostiles à un transfert sur le sol des Etats-Unis de ces détenus considérés à Washington comme des « combattants illégaux », exigent au préalable d’avoir communication d’un plan du gouvernement sur le sort des prisonniers.
Petites économies
On connaît déjà le montant de l’enveloppe « opérations » (« War funding ») demandée par le Pentagone pour l’exercice 2010 : 130 milliards de dollars, soit 30 % d’augmentation, avec pour la première fois une priorité accordée à la guerre en Afghanistan (65 milliards) où les effectifs militaires américains devraient passer de 45 000 à 68 000 hommes d’ici la fin de l’année, les forces en Irak – dont un retrait partiel est programmé d’ici 2011– devant se contenter de 61 milliards.
A l’intérieur de cette enveloppe, le programme de « réponse urgente du commandement », affecté aux besoins de financement en matière de reconstruction, d’aide humanitaire, etc. – ce qu’on appelle en Europe les actions « civilo-militaires » – ne sera plus partagé à parts égales entre les deux conflits, comme c’était le cas ces dernières années, mais affecté aux quatre cinquièmes à l’Afghanistan (1,2 milliard), tandis qu’un crédit de 700 millions servira à « accélérer le développement des capacités du Pakistan en matière de contre-insurrection, et à financer les opérations qu’il mène en soutien des efforts américains » en Afghanistan [2].
Mais ces 130 milliards « dédiés » ne seront que le complément spécialisé d’un budget de base du Pentagone de 533,7 milliards pour l’exercice 2010, déjà voté par les deux chambres : il est en augmentation de 2 % par rapport à 2009, en dépit des coupes ordonnées par l’administration Obama, qui représentent moins d’une dizaine de milliards d’économies [3], comme par exemple :
- Arrêt de l’achat d’avions de combat F-22 Raptor, un appareil désormais considéré comme inadapté ;
- Réduction des services de sous-traitance du Pentagone (notamment en Irak) ;
- Arrêt du programme de satellite TSAT pour l’Armée de l’air ;
- Réduction du programme pour la mise au point de nouveaux hélicoptères présidentiels ;
- Interruption du programme de bombardier du futur (pour remplacer à partir de 2018 les B1, B2 et B-52, conçus à l’époque de la guerre froide) ;
- Abandon du projet d’un nouveau modèle de véhicule envisagé dans le cadre du Système pour le combat futur (FCS) ;
- Arrêt des études sur le Multiple Kill Vehicle, et le Kenetic Energy Interceptor, en raison de difficultés technologiques ; et pause dans le programme Airborne Laser ;
- Interruption des commandes d’avions-cargo géants C-17 (et donc de la chaîne de fabrication, en dépit de la résistance de certains élus du Congrès) ;
- Décalage des commandes de navires amphibie, etc.
Priorité à la contre-insurrection
Le secrétaire à la Défense Robert Gates – déjà en poste sous le président George W. Bush – espère réaliser à l’avenir des économies plus substantielles grâce à une réforme en profondeur de la politique d’achats du Pentagone (qui risque de compliquer les affaires de certaines « majors » de l’industrie de l’armement), et souhaite donner dans l’immédiat la priorité budgétaire aux armements destinés à combattre l’insurrection en Irak ou en Afghanistan :
- Dotation supplémentaire en drones d’observation et de combat Predator, Reaper, Global Hawk ;
- Remplacement des avions de patrouille P-3C Orion par le nouveau P-8A Poseidon (dérivé du Boeing 737) ;
- Optimisation des « plate-formes pour le champ de bataille d’aujourd’hui » (numérisation, guerre en réseau), et de la protection du combattant ;
- Recrutement de 2 400 hommes supplémentaires pour le Commandement des opérations spéciales (+ 4 %), et achat de 9 C-130 spécialisés ;
- Mise au point de nouveaux véhicules capables de résister aux « explosifs improvisés » (IED), et achat pour l’armée de terre d’un millier de tout terrain protégés contre les mines ;
- Acquisition d’un millier de véhicules légers Humvee pour les Marines) ;
- Réorientation de la défense anti-missiles en direction des « rogue threats » (« menaces des Etats voyous »), avec notamment l’équipement de six navires avec le système Aegis (déjà déployé en protection du Japon) ;
- Renforcement de la flotte de navires de liaison à haute vitesse, et de la flotte de combat côtier (Littoral combat ships) ;
- Accroissement des capacités du Pentagone en matière de « cyber-sécurité », avec création d’un commandement dédié ;
- Formation de 150 équipages d’hélicoptères en renfort des effectifs actuels ; etc.
Au total, l’US Army (armée de terre) devrait obtenir 225 milliards de dollars pour l’entretien de ses 547 400 hommes, notamment la modernisation de l’équipement individuel des soldats de ses brigades de combat : ses achat « courants » pour 2010 portent sur 16 000 véhicules, 200 hélicoptères, une centaine de drones …
La Navy (328 000 hommes, et 195 640 employés civils) et les Marines ( dont l’effectif atteint 202 100 hommes) consommeront 172 milliards, achèteront 200 aéronefs, 8 navires, etc.
De son côté, l’US Air Force (330 000 hommes), dotée de 160,5 milliards, s’engage à développer dès 2010 une armée « plus réduite, plus létale, flexible et efficace », en « concentrant la ressource humaine et les dollars sur les capacités critiques concernant le soutien aux combattants » [4].
Face cachée
Depuis 2001, le budget américain de défense a plus que doublé. Depuis 2008, il dépasse les 660 milliards de dollars. Le sous-secrétaire Robert Hale, qui a préparé l’exercice 2010, estime que « le robinet des dépenses ouvert en grand après le 11-septembre commence à se fermer ». Mais, dans l’immédiat, a admis le secrétaire d’Etat Robert Gates, l’inflexion « porte moins sur les lignes budgétaires que sur la façon dont les forces armées américaines envisagent et préparent l’avenir : il s’agit de mettre l’accent sur les conflits auxquels les USA font face aujourd’hui plus que préparer des combats futurs qui ne verront peut-être jamais le jour ». Le Pentagone reconnaît que le budget 2010 vise à rééquilibrer les dépenses en faveur de la contre-insurrection plus qu’à réduire drastiquement son train de vie.
Ce budget, présenté par ses auteurs comme celui de la « réforme », est surtout un budget d’attente : pour cause de nouvel exécutif, la Revue quadriennale sur la défense a été décalée, ce qui a incité les état-majors à la prudence. Ce futur « livre-blanc », qui permettra d’inscrire dans le temps les nouveaux formats de force et l’évolution de leurs matériels, ne sera pas défini avant la fin de cette année, voire le début de l’an prochain. Une refonte des plans à une perspective de 20, voire 30 ans – correspondant aux délais de développement des équipements majeurs – est également en chantier. Seuls ces deux types de programmation permettront de dessiner avec précision les contours des futurs outils de défense – ou d’attaque ! – d’une nation qui ne renonce pas à ses prétentions impériales.
Par ailleurs, rien n’est dit au sujet des dépenses de défense incluses dans les budgets des autres départements ministériels. L’analyste Chalmers Johnson [5] qui s’est fait une spécialité de dénoncer les artifices utilisés pour masquer la taille véritable de l’empire militaire américain, estimait que – pour l’exercice 2008, par exemple – 23 milliards de dollars au sein du budget du département de l’énergie allaient en fait aux applications militaires nucléaires (minerai, ogives, etc.), 25 milliards du département d’Etat consistaient en crédits d’assistance militaire (Israël, Egypte, Bahrein, etc.), et des dizaines d’autres milliards étaient nichés dans les crédits des anciens combattants, du département de la sécurité intérieure, des fonds de retraite du Trésor, de l’agence spatiale NASA, ou servaient aux activités paramilitaires du FBI et de la CIA, etc., si bien que l’ensemble des dépenses américaines pour son institution militaire – « prudemment calculées », affirme l’universitaire – devaient être en fait de plus de 1 100 milliards de dollars. Il n’y a pas de raison qu’il en soit différemment pour l’année 2010…
Par Philippe Leymarie, le samedi 23 mai 2009 pour le blog "Défense en ligne" du Monde Diplomatique
Notes
[1] L’acronyme « Afpak », contraction d’Afghanistan-Pakistan, symbolise l’approche régionale retenue par le président Barack Obama pour le règlement de la crise afghane. Voir « Afghanistan-Pakistan, “mission impénétrable” », Nouvelles d’Orient, 23 février 2009 et « The AfPak Paradox » sur le site du think tank Foreign policy in focus.
[1] Un montant à rapprocher des deux milliards de dollars adjoints à cette rallonge budgétaire militaire au titre de … la lutte contre la grippe porcine.
[2] Au titre de son approche régionale de la crise afghane, le président Obama a promis une assistance militaire et une aide financière de 1,5 milliards de dollars sur cinq ans au voisin pakistanais, devenu la base arrière d’une partie des rebelles afghans.
[3] La totalité du budget fédéral américain pour 2009-2010 se monte à 3 400 milliards de dollars.
[4] Documents budgétaires de l’US Air Force. Voir Defense news.
[5] Voir « Chalmers Johnson on the Cost of Empire » sur Truthdig.com ; « Chalmers Johnson : Nemesis : The Last Days of the American Republic » sur la République des Lettres ; et « Tomgram : Chalmers Johnson, How to Sink America » sur TomDispatch.com. Lire Chalmers Ashby Johnson, Nemesis : The Last Days of the American Republic, Metropolitan Books, 2007. Engagé dans la guerre de Corée, consultant de la CIA, spécialiste de l’Asie, il a enseigné à l’université de Berkeley-Californie.
1100 milliards de dollars en 2009-2010 pour l’empire militaire américain, dont le budget n’a fait que se dilater (telle la grenouille en face du boeuf) depuis le 11 septembre 2001 !
Et dans tout cet argent coulant à flots, rien qui puisse aller aux chômeurs, aux victimes de la « crise », aux ex-emprunteurs chassés de leurs maisons, aux retraités ruinés par leurs ex-fonds de pension, aux familles qui dorment sous des tentes… Pas même quelques dollars pour fermer Guantanamo ?
Allons donc ! Depuis le 11/9, tous les indices s’accumulent et convergent vers ce même centre névralgique, ce coeur sombre, opaque de l’Amérique, déjà dénoncé en leur temps (1960 !) par Eisenhower, puis Kennedy…
Nul besoin n’est plus de se demander à qui profite le PLUS ce crime majeur (ni pour quels comparses) :
« Dans les conseils du gouvernement, nous devons prendre garde à l’acquisition d’une influence illégitime, qu’elle soit recherchée ou non, par le complexe militaro-industriel. Le risque d’un développement désastreux d’un pouvoir usurpé existe et persistera. »
— Extrait du discours de fin de mandat du président Eisenhower, 17 janvier 1961.
Euh, c’est quoi la crise mondiale ???
Il me semblait que les Etats Unis étaient dans une banqueroute quasi totale, pourtant !!!
A quoi sert-il de foutre par dessus les fenêtres de telles sommes d’argent, alors qu’il serait temps de faire des économies de budget, et en particulier celui de l’armée qui n’est même pas capable de dédomager les soldats voir même leur famille et également incapable de les payer en fin de mois de façon honnête ! De qui se moque-t-on ? Et celà est aussi réciproque pour notre cher Lapin Duracel !