Le business fumeux des « experts ès terrorisme » (2/2)

Voici la deuxième partie de l’article de Glenn Greenwald sur l’industrie des experts en terrorisme. Au-delà du niveau convenu des débats médiatiques auxquels nous assistons régulièrement, Greenwald relève les intérêts particuliers et le biais naturel existant chez les experts en terrorisme. Particulièrement depuis le 11-Septembre, n’avons-nous pas également vu croître en France — comme l’ont montré des auteurs comme Thomas Deltombe, Laurent Bonelli ou Mathieu Rigouste — l’influence et les carrières d’experts divers comme Roland Jacquard, Jean-Charles Brisard, Mohamed Sifaoui, Xavier Raufer, ou encore Alain Bauer, ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy et ami proche de l’actuel ministre de l’intérieur Manuel Valls ? Mais en dehors de l’exercice de justification de leur propre existence, ce que pointe ici Greenwald, c’est aussi l’usage qu’ils font du terme vague et grossièrement défini de "terrorisme" en tant que moyen de propagande politique. Par là, il dénonce avant tout la malhonnêteté de ces experts qui, en dehors de toute expertise rationnel ou scientifique, jouent un rôle déterminant auprès de l’opinion dans la mise en place de politiques guerrières à l’étranger et de restrictions des libertés civiles par la peur.


War on Terror est un jeu de société satirique créé en réponse à la guerre au terrorisme.
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Le business fumeux des "experts ès terrorisme"

par Glenn Greenwald sur Salon.com le 15 août 2012

Traduction : Daniel

Revenir à la première partie de l’article
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L’article de S. Walt, clair et indiscutable, sur l’exagération de la menace terroriste, a déclenché une avalanche de sarcasmes et aujourd’hui des railleries "ad hominem" de la part de Gartenstein-Ross (qui, assez ironiquement, se présente souvent comme le parangon de la civilité). Ça a commencé comme ça :

Gartenstein-Ross a commencé par exiger que la Terreur Musulmane soit prise plus au sérieux que ne le suggère S. Walt : "Depuis 2009, des terroristes ont effectivement posé 3 bombes sur des avions de ligne". Il a ensuite été rejoint par ses comparses du clan natsec (National Security) pour débiner S. Walt en bande pendant des heures (comportement typique du clan). Gartenstein-Ross a ajouté : Foreign Policy devrait renommer le blog de S. Walt "un idéologue à l’ère idéologique". "L’idée qu’il s’affranchirait des œillères idéologiques est comique". Il a ajouté : "Le Professeur Walt est bien moins rigoureux que sa réputation ne le suggère" et "le fossé entre le perçu et le réel est assez stupéfiant". Puis : "Quand un universitaire se met à blogger, il est souvent facile de dire si cette “compétence” est imméritée".

Toutes ces attaques publiques contre S. Walt, sa réputation, ses recherches et sa détermination, au motif du crime de dénonciation de l’intox sur la menace de la Terreur Islamique, sont portées par des gens qui ont un intérêt à sa pérennisation ! C’est comme si Gartenstein-Ross et ses amis faisaient tout pour s’afficher comme les suppôts de la stratégie de la peur, et confirmer tout ce que S. Walt dénonce.

La même chose se passa cette semaine en réponse au superbe article de Juan Cole intitulé "Les 10 principales différences entre les terroristes blancs et les autres", qui dévoile toutes les différences sur le traitement par les médias des criminels blancs en opposition aux non-blancs (spécifiquement les musulmans). L’argumentation de Cole menaçait les intérêts de l’industrie des "experts ès terreur", comme le faisait la position de S. Walt, car elle exposait l’horrible vérité que l’hystérie sur la Menace Musulmane est motivée beaucoup plus par le fanatisme islamophobe et la servilité au militarisme du gouvernement des USA que par n’importe quelle évaluation politique objective ou par une analyse intellectuelle.

C’en était trop pour J.M. Berger (ci-contre), un soi-disant "spécialiste de l’extrémisme intérieur" et auteur du livre "Jihad Joe : les Américains qui font la guerre au nom de l’islam", qui, selon ses dires, "dévoile l’histoire secrète des djihadistes américains" – musulmans, bien sûr. Le résumé du livre ajoute : "Des musulmans américains sont allés à l’étranger pour combattre dans des guerres en raison de leur croyance religieuse". (Pour illustrer à quel point cette clique est sans cesse incestueuse, aujourd’hui, Gartenstein-Ross a pris une petite pause dans ses attaques contre S.Walt pour faire de la retape pour, textuellement, le "précieux livre" de Berger). Comme Gartenstein-Ross, Berger évite les formes les plus manifestes de la rhétorique anti-musulmane, en insistant souvent sur la nécessité de faire la distinction entre les Bons Musulmans et les Terroristes, mais il passe son temps à hurler sur la menace que représenterait Anwar al-Awlaki et il est toujours prêt à sauter dans le premier wagon qui passe où on raconte que le-terrorisme-musulman-est-un-grave-danger.

Berger a attaqué l’article de Cole lui reprochant d’être constitué de "80 % d’âneries et 20% juste" et il a dit qu’il était farci de "lieux communs". Plus précisément, Berger reproche que quand un musulman balance une attaque violente, il y a "des tas d’histoires pour nous présenter une Al-Qaïda marginale dans un Islam pacifique", mais quand il s’agit d’une attaque violente commise par un tireur blanc, "personne ne nous raconte d’histoires de Blancs pour la plupart pacifiques et non-racistes" (apparemment, les vraies victimes du traitement inéquitable des médias sont les blancs, et pas les musulmans). Il revient, bien sûr, sur le fait que les criminels blancs sont des dingues isolés alors que les attaques des musulmans font partie d’une menace terroriste plus vaste et que c’est évident. Il est vital pour Berger que la Terreur Islamique continue à être perçue comme une menace mortelle organisée contre la sécurité nationale, sinon J.M. Berger et son "expertise" perdrait tout intérêt.

Le rôle clé joué par cette industrie d’ "experts ès terrorisme" dans l’entretien de cette hystérie extrêmement nuisible a été mis à la une, dans un excellent et toujours pertinent éditorial de Zbigniew Brzezinski pour le Washington Post, en 2007. Il expose comment la guerre contre le terrorisme a créé un climat de peur dévorante aux États-Unis en même temps qu’une politique systématique et multiforme de discrimination contre les musulmans américains sur la base de menaces sérieusement exagérées, et il décrit l’un des principaux coupables de cette manière :

Une telle stratégie de la peur, soutenue par des industriels de la sécurité, les médias et l’industrie du divertissement, génère sa propre dynamique. Les industriels de la Terreur, généralement décrits comme des experts en terrorisme, sont nécessairement en concurrence pour justifier leur existence. D’où leur obligation de convaincre l’opinion publique du danger de nouvelles menaces. Cela incite à la présentation de scénarios crédibles d’actes de violence toujours plus horribles, parfois même avec des schémas d’application pratique.

C’est très semblable à ce que M. Les Gelb, qui exprimait ses remords d’avoir soutenu l’attaque contre l’Irak, décrivait comme : "la disposition et les motivations [de la Communauté de la politique étrangère américaine] à soutenir des guerres afin de conserver sa crédibilité politique et professionnelle". Lorsque j’ai interviewé Les Gelb en 2010 au sujet de cette citation, il m’a dit que les experts de Washington savent qu’ils ne peuvent conserver leur influence et l’accès aux cercles clés du gouvernement que s’ils apportent un soutien idéologique au militarisme US.

(Notamment, les gens de ces enclaves de Washington DC isolées, inféodées au gouvernement, essayent d’éliminer et de délégitimer toute discussion sur qui les finance et sur le moteur de leur carrière et leur idéologie ; ils dénoncent toute discussion de ce type comme une attaque ad hominem illégitime ; c’est leur façon d’exiger d’être acceptés en tant qu’ "experts" et que les pressions financières et institutionnelles ainsi que les dogmes partisans qui structurent leur monde et leurs avis ne soient jamais évalués).

Ken Silverstein, aussi, a récemment écrit un excellent article pour le Harpers de Juin 2012 qui démasque l’imposteur Matthew Levitt, PhD ; directeur du "Programme de Renseignement et de Contre-terrorisme au Washington Institute for Near East Policy" où il traque la "mouvance djihadiste mondiale" (comme d’habitude, les "experts en terrorisme" font une fixation sur les musulmans). Levitt a été utilisé à plusieurs reprises par le gouvernement des États-Unis, en tant qu’ "expert ès terrorisme", comme témoin dans les poursuites engagées contre des dizaines de musulmans accusés de terrorisme, malgré ses antécédents de déclarations fallacieuses et un dossier sujet à caution pour justifier de son "expertise". Silverstein a écrit :


Les experts ès terrorisme ont souvent une motivation professionnelle,
idéologique ou financière à soutenir le gouvernement.

C’est une description qui vaut pour tout ce business des "experts ès terrorisme".

Tous les "experts en terreur" ne sont pas motivés principalement par des mobiles carriéristes. Certains sont suffisamment inconsistants pour être de vrais croyants, motivés par une dépendance à l’excitation et le sentiment d’utilité que le terrorisme leur confère. Fran Townsend — l’ancienne conseillère de sécurité intérieure de Bush, "expert ès sécurité nationale" de CNN, et soutien stipendié du mouvement terroriste iranien MEK (Mujahedeen-e-Khalq, groupe figurant auparavant sur la liste des groupes terroristes par les USA et miraculeusement repêché, Ndt.) — a fourni ce matin un exemple bref, mais révélateur. Elle était apparemment à l’aéroport de La Guardia à New York quand un épisode très excitant s’est déroulé et qu’elle a rapporté sur Twitter tel quel. Ça commence comme ceci :

Mots de code ! Failles de sécurité ! Que c’est effrayant ! Et excitant ! Quelques instants plus tard :

Le mystère approche ! Puis :

Les choses commencent à se dégonfler à vue d’œil. La déprimante prise de conscience commence à montrer que rien de significatif ne s’est passé, que tout ça n’est qu’une routine quelconque, un événement banal sans conséquence. Puis arrive l’inévitable et très décevant dénouement :

En d’autres termes, rien – toute cette excitation haletante pour absolument rien, un modèle réduit parfait de l’Amérique de la dernière décennie avec ses lois anti-terroristes et son industrie "d’expert ès-terreur".

Mais la caractéristique la plus pernicieuse de cette industrie de l’ "expert ès-terreur", l’aspect qui nécessite le plus d’attention, c’est son masque d’objectivité scientifique et sans présupposés idéologiques. En réalité, ces « experts ès-terrorisme », presque uniformément, ont une vision profondément idéologique – une approche chauvine, très provinciale — de ce qu’est ou n’est pas le Terrorisme. Ils font généralement une fixation sur les musulmans à l’exclusion de toutes les autres formes de Terrorisme. S’il est un sujet tabou, impensable, c’est que les USA ou ses alliés commettent actuellement des actes terroristes. Leur conception du terrorisme adhère à celle du gouvernement US et, par construction, justifie ses actions. Ils ne sont pas des "experts" mais plutôt des idéologues, des propagandistes de choc, et les valets des centres de pouvoir de l’establishment américain.

Le terme "experts ès-terrorisme" doit être mis entre guillemets et cela n’est pas une insulte ad hominem ; les gourous de la clique des "expert ès-terreur" sont bien incapables de le comprendre ; ils l’ont démontré par leur ridicule indignation outragée lorsque j’ai lancé cette critique à l’un des plus adulés des saints patrons de leur industrie, Will McCants). C’est plutôt parce que — comme je l’ai déjà écrit à de nombreuses reprises – la notion même de terrorisme est en soi vide, illégitime, dénuée de sens. Le concept même de "terrorisme" ne possède ni substance, ni légitimité, ni signification. Le Terrorisme n’est pas un terme objectif ni un sujet légitime d’étude ; il a été conçu comme un instrument hautement politisé et a toujours été utilisé ainsi.

La meilleure étude universitaire sur cette question, à mon avis, nous vient de Rémi Brulin, qui enseigne à l’Université de New York et a écrit sa thèse de doctorat à la Sorbonne à Paris sur le discours du terrorisme. Lorsque je l’ai interviewé en 2010, il a fait l’historique de ce terme — il a été promu par Israël dans les années 1960 et 1970 comme un moyen d’universaliser ses conflits (ce n’est pas seulement notre combat contre nos ennemis, c’est le Monde entier en lutte contre les terroristes !). Le terme a ensuite été repris par les néo-conservateurs dans l’administration Reagan pour justifier leurs guerres secrètes en Amérique centrale (dans un test réel de ce qu’ils feront après le 11-Septembre, ils ont proclamé, sans relâche : "nous nous battons contre les terroristes en Amérique centrale", alors qu’ils ont eux-mêmes armés et financés des groupes terroristes classiques au Salvador et au Nicaragua). Dès le début, la question centrale était de trouver une définition du terme "terrorisme" de manière à désigner la violence utilisée par les ennemis des États-Unis et d’Israël, en excluant la violence passée et présente, des États-Unis, d’Israël et de leurs alliés. Cette question n’ayant pas été résolue, il n’existe pas de définition claire et stable de cette terminologie et encore moins d’utilisation cohérente.

Brulin fait l’inventaire des vicissitudes bien connues de ce mot dans les années 80 ; quand Saddam Hussein s’est aligné sur les Soviétiques, l’Irak a été mis sur la liste des États terroristes, puis l’Irak a été enlevé de cette liste quand les USA ont voulu armer Saddam pour combattre l’Iran ; il y a été remis quand les USA ont décidé d’attaquer l’Irak. La même chose se passe maintenant avec le MEK : maintenant qu’il est un groupe terroriste pro-israélien, et pro-US, et n’est plus pro-Saddam, comme par magie, ils ne sont plus étiquetés terroristes. Voilà ce qu’est le terrorisme : un terme de propagande, un moyen de justifier sa propre violence d’État ; ce n’est en aucun cas un sujet d’étude objective, sur lequel on pourrait bâtir une "expertise".

Cette tare dans le concept d’ "expertise ès terrorisme" ne sort pas d’un quelconque réquisitoire de quelques chercheurs pédants, mais c’est une tare fondamentale contaminant l’intégralité du domaine. Même les "experts ès-terrorisme" les plus décorés et honorés ne sont guère plus que des propagandistes idéologiques, car c’est ce que cette terminologie implique nécessairement. Aujourd’hui, Brulin m’a écrit au sujet de la politique US de l’ère Reagan en Amérique centrale — à savoir soutenir des groupes terroristes (escadrons de la mort) tout en dénonçant le terrorisme — et d’après Bruce Hoffman, l’un des "expert ès-terrorisme" souvent considéré comme le plus reconnu :

Une question évidente vient à l’esprit : comment les "experts ès-terrorisme" traitent-ils des politiques des États-Unis au Salvador pendant les années 1980 ?

Une analyse approfondie des deux principales revues de recherche sur le terrorisme "Etudes sur les Conflits et le Terrorisme" (simplement intitulée "Terrorisme" jusqu’en 1992) et "Terrorisme et Violence Politique" montre que, globalement, ces revues ont traité de cette question par un profond silence. Plus précisément, plusieurs auteurs acceptent en fait parfaitement la validité du concept de "terrorisme d’Etat", et que les actions des "escadrons de la mort" relèvent aussi de cette définition. Ils ne traitent tout simplement jamais de cette question dans le contexte concret des politiques des USA, et pas plus des années Reagan, un silence d’autant plus surprenant que Reagan a été le premier président américain à développer un "discours sur le terrorisme".

Répondant à Glenn Greenwald, Andrew Exum a écrit : "Greenwald veut faire croire que les Etats ne sont jamais mentionnés en tant qu’acteurs du terrorisme, mais il existe beaucoup d’écrits sur l’utilisation par les États de la coercition par la violence et du terrorisme d’État". Cela est vrai bien sûr, mais au moins concernant le conflit au Salvador, et les agissements politiques US dans ce pays, il est établi que ceux qui ont écrit sur ce sujet n’ont jamais été publiés dans ces revues d’ "études sur le terrorisme".

Exum ajoute ensuite : "Bruce Hoffman a publié cet ouvrage en 1999. Je suis sûr que ces deux types sont de vrais experts en terrorisme et sans les guillemets peureux".

Dans "Inside Terrorism", (La Mécanique Terroriste en français, Ndr) Hoffman a le mérite de consacrer un chapitre entier à la question de la "définition du terrorisme". Ce qui suit dans le reste de son livre est naturellement fonction de ce qu’il décide d’inclure et de ne pas inclure dans sa définition du "terrorisme". Voici, in extenso, comment Hoffman traite de la question des "escadrons de la mort" (guillemets ajouté) :

"L’utilisation de ce qu’on appelle des escadrons de la mort" (souvent des policiers ou officiers de police hors service ou en civil), en conjonction avec l’intimidation ouverte d’opposants politiques, militants des droits de l’homme, travailleurs sociaux, groupes d’étudiants, syndicalistes, journalistes et autres personnes, a été une caractéristique importante des dictatures militaires de droite qui ont pris le pouvoir en Argentine, au Chili et en Grèce pendant les années 1970 et même de gouvernements élus au Salvador, au Guatemala, en Colombie et au Pérou depuis le milieu des années 1980. Mais ces actes de violence couverts par l’État ou explicitement ordonnés, dirigés essentiellement contre les populations nationales – c’est à dire, ceux qui sont déjà au pouvoir règnent par la violence et l’intimidation sur leurs concitoyens – sont généralement qualifiés par le terme de "terreur" afin de distinguer ce phénomène du "terrorisme", qui est compris comme la violence commise par des entités non étatiques. (Bruce Hoffman, Inside Terrorism, 27).

Malheureusement, Hoffman ne dit pas à ses lecteurs qui, à l’époque, qualifiait les actes des "escadrons de la mort" de "terreur", ou qui le souhaitait "afin de distinguer ce phénomène du "terrorisme.""

Non seulement cette argumentation est moins que convaincante, mais, fait plus important, personne à Washington, à l’époque, ne l’a jamais utilisé, et ce pour des raisons évidentes. En effet, comme Hoffman lui-même le note, les "escadrons de la mort", "même pour les gouvernements élus comme au Salvador", étaient "couverts par l’État", un fait précisément que l’administration Reagan continuait à nier à ce moment-là. En outre, l’argumentation de Hoffman n’a historiquement aucun sens : peut-on imaginer l’administration Reagan défendre l’aide US au Salvador dans le cadre de la "lutte contre le terrorisme", tout en précisant que le lien entre cet État et les "escadrons de la mort" ne pose aucun problème parce que relevant simplement du concept de "terreur" ?

Ainsi, le rôle de "spécialistes ès-terrorisme" ne peut être seulement décrit comme le fait d’accepter aveuglement le "discours officiel sur le terrorisme", même si c’est déjà une forte critique. Comme le cas du Salvador le démontre, ce qu’ils ont fait est d’inventer des arguments visant à exclure de la discussion des points spécifiques, tout en se taisant ou en cachant les débats réels qui ont eu lieu sur ce sujet au cœur même du gouvernement. Ce faisant, ils ont permis le développement d’un "discours de terrorisme" qui est devenu hégémonique malgré les nombreuses contradictions internes présentes dès l’origine.

Enfin, on notera que Hoffman, dans "Inside Terrorism", ne fait aucune mention des Contras et de leur soutien par l’administration Reagan. C’est un choix difficile à expliquer puisque l’aide aux Contras relève de la notion de "terrorisme parrainé par l’État", validée par tous les experts. Dans le cas présent, Hoffman utilise la technique utilisée par tant d’autres "experts ès-terrorisme" : il décide tout simplement de ne pas écrire sur ce sujet, et de ne donner aucune explication.

Ce domaine entier n’est qu’un immense effort pour légitimer la violence d’Etat des États-Unis et délégitimer celle de ses ennemis (suivant ce schéma : le procès en cour martiale du tireur de Fort Hood, Nidal Hasan, a commencé aujourd’hui, et j’ai demandé aujourd’hui sur Twitter si cette attaque constituait un acte de terrorisme, étant donné qu’il visait une base militaire et des soldats d’une nation en guerre. Le simple fait de poser cette question a suscité toutes sortes d’indignations enflammées de la part des prévisibles gourous de "natsec D.C." (de la sécurité nationale de Washington) : "Bien sûr que c’est du terrorisme, car Hasan a tué des gens non armés, y compris un civil", se sont écriés des gens qui n’auraient jamais, jamais osé appliquer l’étiquette de "terrorisme" à l’attaque dévastatrice des États-Unis sur des civils en Irak ou l’utilisation de drones américains et des bombes à fragmentation pour tuer des civils innocents par dizaines ; ceci est le discours du Terrorisme : rentre dans cette définition la violence des musulmans contre une base militaire américaine en période de guerre, mais ne pourrait jamais y rentrer la violence du gouvernement des États-Unis contre des milliers de civils musulmans innocents.)

Brulin est loin d’être le seul parmi les chercheurs à reconnaître le vrai but de cette discipline d’imposteurs. Lisa Stampnitzky, de Harvard, que j’ai interviewée il y a quelques mois, est également une éminente spécialiste de l’exploitation du terrorisme et du domaine des soi-disant « experts ès-terrorisme ». Dans un superbe article de revue de Qualitative Sociology, elle illustre que "le ‘Terrorisme’ s’est avéré être un objet d’étude hautement problématique" ; en particulier, "les études du terrorisme échouent à se conformer aux notions sociologiques les plus établies concernant ce à quoi un domaine de réflexion intellectuelle devrait ressembler, et a été décrit par des participants et des observateurs comme un échec". Elle fait remarquer que les plus sévères condamnations viennent de ceux qui travaillent dans cette discipline universitaire : "Les chercheurs en Terrorisme ont caractérisé leur domaine comme stagnant, peu conceptualisé, manquant de rigueur, et dépourvu de théorie, de données et de méthodes adéquates". Cela inclut, fait-elle remarquer, Bruce Hoffman lui-même, qui a écrit :

Il y a quinze ans, l’étude du terrorisme a été décrite, par peut-être l’autorité la plus éminente dans le monde en ce qui concerne la guerre moderne, comme un sujet « très vaste et mal défini [qui] a probablement été responsable de plus de livres incompétents et inutiles que tout autre champ en dehors de celui de la sociologie. Il attire les fumistes et les amateurs … comme la flamme d’une bougie attire les papillons » … Assurément, la recherche en Terrorisme a échoué lamentablement.

Stampnitzky ajoute : "Plus de 15 ans après ce verdict, les descriptions de ce champ de recherche pullulent d’accusations similaires". En effet, son livre à paraître de "Cambridge University Press" est intitulé "Théoriser la Terreur : Comment les Experts ont inventé le Terrorisme", et selon ses propres mots, explique comment la violence politique est devenue le "Terrorisme", et comment cette transformation a conduit à l’actuelle ‘Guerre contre le Terrorisme’." Pour cette raison, elle fait valoir dans sa thèse que "ceux qui voudraient traiter le terrorisme comme un fait rationnel, sujet à l’analyse scientifique et à l’élaboration, produisent un discours qu’ils sont incapables de contrôler, dans la mesure où les tentatives de discours scientifique sont systématiquement entremêlées avec le discours moralisateur de la sphère publique, dans laquelle le terrorisme est conçu comme le problème du Mal, relevant de la pathologie". En effet, explique-t-elle dans son article, "l’une des difficultés les plus souvent relevées est l’incapacité des chercheurs à établir une définition appropriée de la notion de "terrorisme" lui-même".

Dans un article publié récemment dans International Security, intitulée "L’Illusion du Terrorisme", les professeurs John Mueller et Mark G. Stewart (cité par Walt) illustrent abondamment à quel point le concept de "terrorisme" est devenu une imposture, au cours de ces dix dernières années. Plus précisément, "les exagérations de la menace représentée par le terrorisme et les distorsions de la perspective que ces exagérations ont inspirées –distorsions qui ont à leur tour généré une quête résolue et coûteuse pour traquer, et même créer, ce qui est presque inexistant".

Richard Jackson, professeur au National Center for Peace and Conflict Studies (Centre national de recherche sur la paix et les conflits) en Nouvelle-Zélande, est l’auteur de nombreuses publications sur l’imposture de "l’expertise terroriste" et la finalité de propagande de cette discipline. Il a démontré que la plupart des "experts ès-terrorisme" auto-proclamés ne veulent rien savoir de la cause principale de la violence qu’ils prétendent étudier : "la plupart des chercheurs en terrorisme, des politiciens et des médias, ne semblent pas ‘savoir’ que le terrorisme est le plus souvent provoqué par des interventions militaires à l’étranger, et non par la religion, la radicalisation, la folie, l’idéologie, la pauvreté ou autres" — bien que "le Pentagone le sache depuis des années". Dans un article intitulé "10 choses plus susceptibles de vous tuer que le terrorisme", il a fait remarquer que "Les risques de mourir dans un attentat terroriste sont de l’ordre de 1 sur 80 000, soit environ autant que d’être tué par une météorite", et que les baignoires, les distributeurs automatiques, et la foudre présentent tous un plus grand risque de causer la mort.

Dans un livre critique sur le domaine des "expert ès-terrorisme", Jackson soutient que "dans les études sur le terrorisme, la majeure partie de ce qui est accepté comme connaissances parfaitement établies est, en fait, hautement discutable et précaire". Il dédaigne donc près de quatre décennies de soi-disant études terroristes, parce que "fondées sur une série de ‘mythes virulents’, de ‘demi-vérités’ et de déclarations contestables", qui sont évidemment "influencées par les priorités politiques des états occidentaux". Pour Jackson, le terrorisme est un "fait social plutôt qu’un fait brut" et qui "n’existe pas en dehors des définitions et des pratiques qui visent à le délimiter, venant notamment des études terroristes". En somme, cette terminologie signifie ce que l’utilisateur de ce terme veut bien lui faire dire : une chose qui ne peut être le sujet légitime d’une "expertise".

Il n’y a pas de terme plus puissant dans notre discours politique et notre paysage législatif que le terme "Terrorisme". Il coupe, à l’instant où il est prononcé, tout processus d’analyse rationnelle et tout débat politique. Ce mot justifie la torture (nous devons obtenir des renseignements des terroristes) ; les assassinats, y compris de citoyens américains, en dehors de toute procédure légale (Obama doit tuer les terroristes) ; l’opacité rampante (le gouvernement ne peut ni révéler ce qu’il fait, ni tolérer le contrôle judiciaire de ses actes car cela pourrait servir aux terroristes), et en son nom, des gens sont mis en prison pour des décennies (soutiens matériel au Terrorisme).

C’est un paradoxe révélateur que ce terme central, omni-justificateur, soit en même temps le plus dénué de sens et donc le plus manipulé. C’est un mot qui, en même temps, ne signifie rien et pourtant justifie tout. Et c’est là le problème : ce concept est extrêmement utile justement parce qu’il est tellement malléable, et parce que ceux qui ont le pouvoir des mots peuvent le redéfinir à leur guise. Et aucune faction n’a autant aidé à ce processus que le groupe des "experts ès-terrorisme" auto-proclamés qui s’est liée aux think tanks, aux universités et aux médias. Ils ont permis à de la pure propagande politique de prendre le masque de faits objectifs, parée du vernis de la rigueur scientifique. L’industrie elle-même est une imposture, comme tous ceux qui en tirent profit.

 


 

En lien avec l’article :

 


 

10 Responses to “Le business fumeux des « experts ès terrorisme » (2/2)”

  • ano

    Ce documentaire parle d’un fait méconnu lié aux guerres, le fait que les psychiatres ont « inventés » dans leurs asiles ou des gens ont été assassinés par milliers le même systeme de sélection pour l’extermination utilisé par les camps de la mort quelques années plus tard:

    https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=PX4DnG7eHBI

    « Le parcours qu’a fait la psychiatrie au cours de ses 200 années d’existence est très alarmant. On peut voir les atrocités commises tout autour de nous. Mais là où elles sont le plus visibles, c’est dans son pays d’origine: l’Allemagne.

    Le film comprend des séquences inquiétantes montrant le président de l’Association allemande de psychiatrie, de psychothérapie et de neurologie (DGPPN), le Dr Frank Schneider, confessant récemment à ses collègues que « durant la période du National Socialisme [nazisme], les psychiatres ont traité leurs semblables avec mépris. Ils ont trompé les patients dont ils avaient la charge et leurs familles. Ils les ont forcés à être stérilisés, ont organisé leur mort et les ont même tués eux-mêmes. Ils ont également tué des enfants handicapés physiques et mentaux dans plus de 30 hôpitaux psychiatriques et pédiatriques, dans le cadre de ce qu’on appelle ‘l’euthanasie infantile’ ».

    Méticuleusement documenté et fondé sur une multitude de films d’archives, L’ère de la peur fournit un calendrier complet des faits à l’origine de cette période honteuse de l’histoire et montre comment les psychiatres les plus coupables ont réussi à échapper à la justice après la guerre, se sont réintégrés dans l’Allemagne d’après-guerre et ont fait de leur idéologie raciste le fondement même de ce qui est devenu aujourd’hui la psychiatrie moderne. »

  • Phrygane

    Ano,

    Que les « médecins » impliqués dans ces atrocités n’aient pas été punis, ni même poursuivis implique que la mentalité qui permet ces actes est toujours vivante et agissante, bien que beaucoup moins visible.

    Encore que, lorsqu’on veut bien se donner la peine de vraiment regarder les choses du monde…

  • Doctorix

     » « Les risques de mourir dans un attentat terroriste sont de l’ordre de 1 sur 80 000, soit environ autant que d’être tué par une météorite »
    Je pense qu’il doit plutôt s’agir 1 sur 80.000.000, autrement le risque d’être touché par une météorite pèserait sur neuf cent personnes rien qu’en France…et 90.000 de par le monde…
    Ça se saurait…
    Mais je n’ai pas pu retrouver l’article original.
    Dommage, car le rapprochement eut été bien plus percutant.

  • Doctorix

    @ano
    Vous négligez un détail, c’est que les nazis se sont inspirés de lois américaines datant de l’entre-deux guerres et promues initialement en Virginie:
    « Des lois identiques à celle adoptée en Virginie seront reprises dans 30 autres Etats américains, conduisant à la stérilisation forcée de plus de 50 000 personnes. Harry L. Laughlin, auteur du modèle de stérilisation utilisé en Virginie, mis ses travaux à disposition des gouvernements étrangers et son modèle fut pris comme base de la loi allemande sur la Santé Héréditaire adoptée en 1933, dès l’arrivée des Nazis au pouvoir. Laughlin sera d’ailleurs récompensé d’un prix décerné par l’Université de Heidelberg en 1936. »
    http://indianapolis.canalblog.com/archives/2006/06/23/2157466.html
    Vous constaterez que l’Allemagne n’est pas le pays d’origine des atrocités psychiatriques: elle a juste ajouté la mort à l’ignominie.

  • Arnaud

    le lien est donné dans l’article
    http://richardjacksonterrorismblog.wordpress.com/2011/05/25/the-threat-of-terrorism/

    Il est bien indiqué 1 sur 80 000

  • Doctorix

    Eh bien ça me parait absurde: c’est un risque démesuré.
    Encore que cette assertion est imprécise (1/80.000 par an? ou au cours de votre vie?)
    Mais même dans ce dernier cas, y a-t-il eu en 80 ans (une vie humaine) 900.000 tués par chute de météorite de par le monde?
    Certainement non.
    900 peut-être, et encore…
    A moins que cela n’inclue le risque spéculatif mais non advenu récemment d’une collision avec une énorme météorite, chose qui n’est pas arrivée depuis des lustres (le dernier, en Russie au début du siècle, en zone quasi déserte, un des précédents dans le golfe du Mexique il y a plusieurs dizaines de millions d’années).
    Mexique,65 millions d’années, diamètre 10.000m.
    Rochechouart (87):214 millions d’années, diamètre 1.500m. Et 14 millions de fois Hiroshima.
    Il est possible que cette statistique ait tenu compte de ce genre d’évènement.
    Pardon pour ce hors-sujet.

  • Bradbury

    @doctorix
    On a bien compris où vous voulez en venir: le terrorisme est une invention de la CIA, du NWO pour imposer des lois liberticides et faire marcher le lobby militaro-machin.

    Le terrorisme, ça n’existe tout simplement pas, spas?
    200 touristes -en majorité autraliens- innocents tués à Bali en oct 2002, ça n’existe tout simplement pas, spas?
    Je passe briévement sur les 3000 morts du 11 septembre, puisque vous niez avec la derniére énergie que c’est un fait de terroristes islamistes, spas?
    Paris, Madrid, Londres encore un coup de la CIA, spas ?

    Restez bien dans votre déni, ça ne me gêne pas tant que vous n’êtes pas au pouvoir…

    Le terrorisme n’est pas le danger le plus important dans ce monde, c’est vrai, mais il existe et le nier est ridicule et le blanchit de sa monstruosité.

  • ccj 147

    @Bradbury

    Donc selon vous, Doctorix=Négationiste , juste parce qu’il évoque des statistiques bien moins alarmistes que ce que tout les grands organes médiatiques nous servent quotidienement … « MEGA ALERTE CODE ROUGE MENACE IMMINENTE ON VA TOUS MOURIR »…

    L’amalgame est décidément bien le joker favoris des paltoquets poltron de votre genre.

    C’est amusant comme vous critiquer tous les intervenants sur ce site et que ces critiques sont en fait l’archétype même de vos propres faiblesses et aveuglements!

    Attention ce qui suit est un AMALGAME avéré issu de mon opinion personelle : Mr Bradbury les personnes comme vous sont le cancer de l’humanité! (oui je sais je plagie MATRIX c’est dire le niveau intelectuel , SPAS?)

  • Doctorix

    @bradbury
    Vous êtes un provocateur sans autre intérêt que d’engendrer des réponses intelligentes à des propos stupides. Un sparing-partner, en somme. Il en faut, mais ils ne font jamais la une de la page sportive.
    Vous nous avez trouvé 700 morts par terrorisme officiel, et je vous en accorde volontiers quelques centaines de plus en 20 ans.
    Mais une chance sur 80.000 de mourir du terrorisme, si c’est par an, signifierait 18 millions de morts sur cette même période de 20 ans. Et on sait que même avec le concours de la CIA, si pleine de bonne volonté dans ce domaine, ce n’est pas ce qu’on a observé. Le millier de morts par terrorisme durant cette période signifie par contre que toutes les mesures entreprises contre lui ne sont absolument pas justifiées.
    De même que le 11/9, les trois attentats que vous citez laissent planer un large doute sur leurs auteurs réels, je ne vous le fais pas dire.
    Ces mesures soi-disant anti-terrorisme, mais bien plutôt antidémocratiques et anti-libertaires sont américaines, mais si on enlève le 11/9 en tant qu’inside-job, le nombre de victimes américaines du terrorisme est dérisoire. Une illusion de danger entretenue qui coûte fort cher au citoyen américain, et au reste du monde.
    Il n’est pas question de blanchir le terrorisme de sa monstruosité, mais de savoir qui sont réellement les monstres.

  • J’ai à nouveau médité sur la statistique, parce que ça me turlupine.
    Je ne sais ce qu’il en est de la chute des météorites, mais je crois pouvoir affirmer que le risque de mourir d’un attentat est bien de un sur 80 millions, ce qui correspond à une petite centaine de morts par an.
    Et c’est à peu près ce qu’on observe, bien que les drones d’Obama modifient singulièrement cette observation depuis quelque temps.
    J’ai lu quelque part qu’on a 50 fois plus de chances de mourir par la foudre que de mourir dans un attentat sur un avion commercial.
    Bradbury, évitez donc davantage les arbres par temps d’orage que les lignes commerciales…car nous tenons à vous garder en vie, vous êtes trop rigolo.

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