Guantanamo : Le témoignage de Lakhdar Boumediene resté prisonnier 7 ans sans procès ni inculpation

Le triste (ou scandaleux, c’est selon) anniversaire des 10 ans de la prison américaine de Guantanamo nous donne l’occasion de diffuser le témoignage poignant de certains prisonniers revenus de cet enfer et qui tentent de retrouver une vie normale. Voici celui de Lakhdar Boumediene, resté enfermé sept années à Guantanamo, et qui a survécu à l’isolement, aux séances de torture et aux grèves de la faim.

 

 Lakhdar Boumediene, deux semaines après son arrivée à Paris

 


Mon cauchemar à Guantanamo
Obama, prix Nobel de la paix ???

par Lakhdar Boumediene, sur Europalestine,  le 9 janvier 2012

"Ce mercredi 10 janvier, il y aura dix ans qu’a été ouvert le camp américain de détention dans la baie de Guantanamo. Durant sept de ces dix années, j’y ai été détenu sans chef d’accusation ni explication. Pendant tout ce temps, mes filles ont grandi sans moi. Elles marchaient à peine quand on m’a jeté en prison et jamais elles n’ont eu la permission de me rendre visite ni de me parler au téléphone. La plupart de leurs lettres étaient retournées avec la mention « Ne peut être remis au destinataire », et les rares missives que j’ai reçues avaient été si radicalement et brutalement censurées que leurs messages d’amour et de soutien en étaient volatilisés.

Certains hommes politiques américains affirment que les détenus de Guantanamo sont des terroristes, mais jamais je n’ai été un terroriste. Si j’avais été présenté à un tribunal lors de mon arrestation, les vies de mes enfants n’auraient pas été dévastées, ni ma famille précipitée dans la pauvreté. Ce n’est qu’après que la Cour Suprême des Etats-Unis (ci-dessous) a enjoint au gouvernement de justifier ses actes devant un juge fédéral que j’ai enfin eu la possibilité de réhabiliter mon nom et de rejoindre mes proches.

J’ai quitté l’Algérie en 1990 pour travailler à l’étranger. En 1997, ma famille et moi avons déménagé vers la Bosnie et l’Herzegovine à la demande de mon employeur, le Croissant Rouge des Emirats Arabes Unis. J’ai assuré au bureau de Sarajevo les fonctions de directeur de l’aide humanitaire pour des enfants qui avaient perdu leurs parents dans les violences des conflits balkaniques. En 1998, j’ai pris la nationalité bosniaque. Nous vivions bien, mais tout a changé après le 11 septembre 2011.

Lorsque je suis arrivé à mon travail le matin du 19 octobre 2001, un agent de sécurité m’attendait. Il m’a demandé de l’accompagner pour un interrogatoire. Ce que j’ai fait, de mon plein gré – pour apprendre ensuite que je ne pouvais pas retourner chez moi. Les Etats-Unis avaient demandé aux autorités locales de m’arrêter en même temps que cinq autres hommes.

Selon des informations de l’époque, les USA supposaient que je complotais pour faire sauter leur ambassade à Sarajevo. Je n’ai jamais – pas une seule seconde – envisagé cela.

Le fait que les Etats-Unis avaient commis une erreur était manifeste dès le début. La Cour Suprême de Bosnie a enquêté sur l’accusation américaine, établi qu’aucune preuve contre moi n’existait et ordonné ma relaxe. Au lieu de quoi, au moment même de mon élargissement des agents américains se sont emparés de moi et des cinq autres. Nous avons été ligotés comme des animaux et expédiés par avion à Guantanamo, base américaine sur l’île de Cuba. J’y suis arrivé le 20 janvier 2002.

Je gardais confiance en la justice américaine. Je croyais que mes ravisseurs se rendraient rapidement compte de leur erreur et me libéreraient. Mais, quand je n’ai pas fourni aux interrogateurs les réponses qu’ils voulaient – et comment l’aurais-je pu, puisque je n’avais rien commis de mal ? – ils sont devenus de plus en plus brutaux. On m’a tenu éveillé pendant plusieurs jours d’affilée, j’ai été forcé à rester durant des heures dans des positions douloureuses. Ce sont des choses dont je ne veux pas faire le récit, je ne demande qu’à oublier.

J’ai observé pendant deux ans une grève de la faim, parce que personne ne voulait me dire pourquoi j’étais incarcéré. Deux fois par jour, mes geôliers enfonçaient un tube par mes narines, le long de ma gorge et jusqu’à mon estomac, de sorte qu’ils pouvaient y verser de la nourriture. C’était atroce, mais j’étais innocent et j’ai donc poursuivi ma démarche protestataire.

En 2008, ma demande d’un procès légal et équitable a suivi son chemin jusqu’à la Cour Suprême américaine. Dans un Arrêt qui porte mon nom, la Cour a déclaré que « les lois et la Constitution doivent persister et rester en vigueur dans les périodes extraordinaires ». Elle décidait que des prisonniers tels que moi, quelles que fussent la gravité des accusations, ont droit à comparaître devant un tribunal. La Cour Suprême reconnaissait une vérité fondamentale, à savoir que le gouvernement commettait des erreurs. Et elle déclarait que, dès lors que « les conséquences de l’erreur peuvent être la détention de personnes pour toute la durée d’hostilités qui sont susceptibles de persister sur une génération ou plus, il y a là un risque trop important pour être ignoré ».

Cinq mois plus tard, le juge Richard J. Leon, du tribunal fédéral du district de Washington, a réexaminé tous les motifs présentés pour justifier mon emprisonnement, y compris des informations secrètes dont je n’ai jamais eu connaissance. Le gouvernement a retiré sa plainte relative à un complot d’attentat à la bombe contre une ambassade, juste avant que le juge puisse l’examiner. Après les auditions, il a ordonné au gouvernement de me libérer en même temps que quatre des hommes qui avaient aussi été arrêtés en Bosnie.

Jamais je n’oublierai le moment où, ces quatre hommes et moi, assis dans une pièce sordide de Guantanamo, écoutions le son d’une voix confuse tandis que le juge Leon faisait lecture de son arrêt dans un tribunal de Washington. Il implorait le gouvernement de ne pas faire appel de sa décision, parce que « sept années d’attente pour que notre système judiciaire leur fournisse une réponse à une question si importante, est, selon moi, excessif ». J’ai été libéré, enfin, le 15 mai 2009.

Aujourd’hui, j’habite en Provence avec ma femme et mes enfants. La France nous a accordé l’asile et permis un nouveau départ. J’ai fait l’expérience du plaisir de me refamiliariser avec mes filles et, en août 2010, j’ai eu la joie d’accueillir un fils, Yousef. J’apprends à conduire, je suis une formation professionnelle et je reconstruis ma vie. J’ai espoir de recommencer à travailler au service des autres, mais jusqu’ici le fait d’avoir passé sept ans et demi comme prisonnier de Guantanamo a eu pour conséquence que seuls quelques organismes de défense des droits de l’homme ont sérieusement envisagé de m’embaucher. Je n’aime pas penser à Guantanamo. Les souvenirs en sont chargés de souffrance. Mais je fais part de mon histoire parce que 171 hommes sont encore là-bas. Parmi eux, il y a Belkacem Bensayah, qui a été arrêté en Bosnie et expédié à Guantanamo en même temps que moi.

Environ 90 prisonniers ont été disculpés et devraient être transférés hors de Guantanamo. Certains d’entre eux sont originaires de pays tels que la Syrie ou la Chine – où ils seraient soumis à la torture s’ils y retournaient – ou encore du Yémen, pays tenu pour instable par les USA. De sorte qu’ils restent en captivité, sans aucune issue en vue – non pas parce qu’ils auraient attaqué les Etats-Unis, mais parce que les stigmates de Guantanamo signifient qu’ils n’ont nulle part où aller, et que l’Amérique ne donnera pas asile à un seul d’entre eux.

On m’a dit que mon cas traité par la Cour Suprême est maintenant au programme des Facultés de Droit. Il se peut que cela me soit un jour une satisfaction, mais aussi longtemps que Guantanamo reste ouvert, et que des innocents y demeurent, mes pensées iront vers ceux qu’on a laissés en arrière, en ce lieu de souffrance et d’injustice."

Lakhdar Boumediene a été le principal plaignant dans le procès Boumediene contre Bush. Il a été détenu dans la prison militaire de la Baie de Guantanamo de 2002 à 2009.

 

Traduit de l’anglais par Anne-Marie PERRIN pour CAPJPO-EuroPalestine, à partir d’un texte anglais, traduit de l’arabe, par Felice BEZRI et disponible sur le site du New York Times


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Guantanamo – un ex-détenu témoigne 10 ans après par rikiai

Et aussi :

 


 

6 Responses to “Guantanamo : Le témoignage de Lakhdar Boumediene resté prisonnier 7 ans sans procès ni inculpation”

  • Rikiai
  • Marcel Chapoutier

    Lakhdar Boumediene est le prisonnier type de Guantanamo, dénoncé, vaguement soupçonné et enlevé sans le moindre commencement de preuve de culpabilité. Il rempli avec d’autres une prison totalitariste vitrine pour les gogos et les imbéciles essentiellement destinée à montrer qu’il existe bien un complot islamiste contre les USA et qu’on s’occupe bien des coupables désignés comme tel.

    C’est le summum du principe du sacrifice appliqué par toute les cours de justice du monde entier, peu importe que les coupables soient innocents ou pas, ils servent de catharsis pour que tout la société se sente mieux comme au temps les plus reculés de l’humanité.
    Tant que ce principe archaïque sera utilisé par les institutions nous ne sortirons pas de la barbarie la plus abjecte…

  • Daniel

    Savoir que cela existe est déjà très dur à supporter.
    Connaître les révélations de la brisure d’une vie est insoutenable.

    On devrait faire voter à un tribunal international la réciprocité de tous les sévices infligés, à l’encontre de tous les bourreaux de la planète, puis les juger.

    Sans attendre des décennies. Même si ce sont des cols blancs. Même si ce sont des élus de premier plan. Même s’ils sont en occident. Même dans un état de non-droit comme Guantanamo. Même et surtout l’une des conditions précédentes est vraie.

    Peut-être cela dissuaderait-il les autres ?

  • H.

    Fascisme US / Suite

    LE MONDE :

    « Enquête sur une vidéo montrant des marines urinant sur les corps de présumés talibans  » :

    http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2012/01/12/enquete-sur-une-video-montrant-des-marines-urinant-sur-les-corps-de-presumes-talibans_1628518_3222.html#xtor=AL-32280308

  • Les indemnités? Oublie…
    Pourtant, dans ce drôle de pays, on n’est pas avare:
    Stella Liebeck : C’est elle qui a donné sont nom à ce petit palmarès. En 1992, Stella a reçu 2,9 millions de dollars d’indemnités de la part de Mc Donald’s pour s’être brulée en buvant son café. Le vendeur avait en effet omis de lui dire que le café, c’était chaud ! Impardonnable…
    Mr Grazinski et son cruise control : En 2000, celui-ci acheta un Motor Home Winneba go (grande camping-car à l’américaine). Une fois son engin de 10 mètres de long lancé à 110 km/h sur l’autoroute et enclenche le mode « cruise control » (le régulateur de vitesse) pour pouvoir se préparer tranquille un petit café à l’arrière. Après un nombre de tonneaux indéterminé, il gagna 1 750 000 d’indemnités, Winneba go ne l’ayant pas prévenu que sur la route, il était préférable de rester au volant de son véhicule…
    Terrence Dickson et le plus beau cambriolage : En 1998, il gagna 500 000 dollars d’indemnité pour torture morale. L’interrupteur de la porte du garage de la maison qu’il était en train de cambrioler fonctionnant mal, il s’est retrouvé enfermé dans le garage, jusqu’au retour de vacances des propriétaires, 8 jours plus tard. Ne survivant que grâce à un stock de bouteilles de pepsi et de nourriture pour chien, il était normal qu’ils payent non. Si on peut plus cambrioler tranquille…

    J’en ai des dizaines comme ça. Mais pour Lakhdar Boumediene il n’y aura rien, zéro, nada, peanuts.
    Un vrai pays de maboules…

  • Ophélie

    L’administration US se donne le droit d’accuser les gens sans preuve ni raison, de les détruire très fin dans un espace de non droit, de ne pas demander pardon, de leur tourner le dos dans la plus grande indifférence, puis de recommencer encore et encore.

    Bienvenue dans l’exemplarité de la démocratie « US fashion », qu’ils veulent imposer de force comme le seul modèle de société.

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