La Parenthèse enchantée (5/11) : Les bénéfices de la dissimulation
Dans les arcanes du 11-Septembre, nous avons observé les conflits d’intérêts qui caractérisent autant les affaires de la famille du Président George W. Bush que celles entretenues par le Vice-président Dick Cheney. Cette "double vie" permet à ces hauts responsables de tirer de confortables bénéfices financiers des avantages politiques que leur offrent les postes auxquels ils ont accédé dans le cadre de pratiques à priori démocratiques. Nous allons de nouveau observer ces anomalies dans le parcours de Donald Rumsfeld qui se trouvait à la tête du Pentagone de 2001 à 2006.
Cette approche contestable des responsabilités politiques s’est en partie enracinée dans la dérive des institutions démocratiques qui s’est produite aux États-Unis sous la présidence de Ronald Reagan, dans les années 1980. Cheney et Rumsfeld ont été réunis à cette époque pour mettre en œuvre une structure secrète de gouvernement parallèle, appelée COG (Continuity of Government) et que l’auteur Peter Dale Scott nomme "l’État profond". Le principe de dissimulation qui fonde cette structure s’est imposé dans la trame des conflits armés résultant de la volonté d’hégémonie propre au pouvoir américain. Doit-on vraiment s’étonner que la dissimulation soit aussi une des caractéristiques premières des événements du 11-Septembre ?
Les bénéfices de la dissimulation
Chaque semaine cet été, jusqu’au mardi 11 septembre 2012, ReOpen911 publie un extrait du livre de Lalo Vespera, La Parenthèse enchantée (à paraitre en 2013).
Article précédent : Collusion au sommet du pouvoir
« Ceux, quels qu’ils soient, qui ont le pouvoir de manœuvrer en secret toutes les affaires, ont absolument l’État à leur discrétion. Ils tendent aux citoyens des embûches en temps de paix, comme le font les ennemis extérieurs en temps de guerre. »
Nicolas Machiavel, Le Prince
Rêves de grandeur et trafics d’influence
Pour mieux comprendre le contexte de collusion, à la fois spectaculaire et intrinsèquement obscure, entre l’État américain et l’industrie de guerre, il est utile d’explorer les relations et les motivations de celui qui dirigea le Pentagone de janvier 2001 à décembre 2006, Donald Rumsfeld. Toute la dimension de ce faucon ambitieux, en apparence emprisonné dans un destin politique de second couteau, se révèle finalement au travers de ce qu’il aura accompli dans l’ombre, en duo avec son complice de toujours, Dick Cheney.
Lorsqu’en 1975, sous la présidence de Gerald Ford, Rumsfeld devient à 43 ans le plus jeune secrétaire à la Défense de toute l’histoire des États-Unis, il se voit promis à un avenir politique de premier ordre. Et durant les deux décennies suivantes, l’homme se trouve à plusieurs reprises proche de prendre une place déterminante dans la course à la magistrature suprême. Mais la fortune politique lui refuse obstinément l’opportunité de s’inscrire avec succès dans une trajectoire présidentielle [1]. Et, en guise de revanche sur le destin, ce n’est qu’en 2001 qu’il retrouve les sommets de l’exécutif américain, après avoir misé sur un cheval gagnant en soutenant George W. Bush qui le nomme de nouveau à la tête du Pentagone. Et en 2006, l’année où il quitte ce poste ainsi que la scène politique, l’ironie veut qu’il soit, à 74 ans, le plus vieux secrétaire à la Défense en exercice de l’histoire des États-Unis [2]. Cette parenthèse symbolique marque bien les limites auxquelles ses plus hautes ambitions se verront toujours contraintes.
La Maison Blanche
Pourtant, Donald Rumsfeld a des capacités et des relations qui font de lui un politicien redoutable. Son parcours est caractérisé par des amitiés de très longue date avec des personnalités capitales du pouvoir américain, en particulier Frank Carlucci, dont il est plus ou moins l’alter ego (comme nous l’avons vu) et Dick Cheney avec lequel il fonctionnera en tandem à plusieurs reprises dans sa carrière (nous y reviendrons). Au début de sa carrière, Rumsfeld est consultant pour la banque d’investissement AG Becker. A l’âge de 29 ans, il devient député. Nixon le nomme en 1969 à la tête du Bureau des Opportunités Économiques [3] (OEO pour Office of Economic Opportunity), agence de lutte contre la pauvreté… Son rôle est d’épurer cette agence dont Nixon veut à tout prix se débarrasser. Les deux adjoints qu’il recrute à l’époque sont Franck Carlucci et le tout jeune Dick Cheney : ainsi, trois futurs secrétaires à la Défense travaillent ensemble dans le même bureau, dans le but de faire avorter l’embryon indésirable d’une agence chargée de l’autonomisation des plus démunis. Leur travail est si efficace qu’en 1973, Nixon parviendra à fermer l’OEO [4].
Après son passage à la Maison Blanche et au Pentagone, Donald Rumsfeld commence aussitôt à faire pivoter les portes tournantes [4b] que lui offrent ses connexions politiques pour passer dans le monde des affaires et à user de son influence afin de servir les intérêts des sociétés qu’il va diriger. A commencer par Searle, en 1977, le laboratoire qui a découvert l’aspartame.
la recette magique
Mais en juin 1977, tout va changer. Searle offre la présidence à un nouveau dirigeant, Donald Rumsfeld. Et la situation se débloque, une série d’évènements heureux arrive en même temps que l’ancien patron du Pentagone sous l’administration Ford : le procureur chargé de l’enquête pénale démissionne de ses fonctions et rejoint le cabinet d’avocats de Searle. L’enquête est abandonnée. En janvier 1981, le nouveau président Ronald Reagan arrive à la Maison Blanche, et les néoconservateurs sont de retour à Washington. Reagan nomme à la tête de la FDA Arthur Hull Hayes, ancien chercheur pour le Pentagone, qui autorise la mise sur le marché de l’aspartame en juillet 1981, passant outre l’avis du comité scientifique qui avait jugé le produit impropre à la consommation. Quelques mois plus tard, une troisième étude, financée par Searle, blanchit l’aspartame. En juillet 1983 l’autorisation est étendue aux boissons et soda. Une fois l’affaire entendue, Arthur Hull Hayes démissionne et se fait embaucher par le cabinet de relations publiques de Searle. Searle est racheté par Monsanto en 1985, pour un milliard de dollars. Selon un article du Chicago Tribune, la famille Searle reverse, pour ses bons et loyaux services, douze millions de dollars à Donald Rumsfeld [6], recruté ensuite comme conseiller par la banque d’affaires William Blair qui a joué le rôle d’intermédiaire dans la vente…
Le marketing bâtira le succès de l’aspartame sur une diabolisation du sucre et les ventes exploseront, tout comme les cas de conflits d’intérêts concernant les "experts" qui valident les études sanitaires tout en vendant leurs services à l’industrie. L’aspartame est autorisé en France depuis 1988, et c’est aujourd’hui l’édulcorant le plus utilisé au monde [7].
Rumsfeld multiplie les allers-retours fructueux entre les secteurs privé et public, obtenant des modifications de lois ou influant sur les décisions de l’administration pour favoriser le développement de ses activités d’affaires, comme l’explique Paul Labarique en 2004 [1] : « [En 1997, Rumsfeld] devient PDG de Gilead, une société censée produire des médicaments contre les maladies infectieuses [8]. Comme à Searle, Rumsfeld met à contribution son carnet d’adresses pour s’assurer la bienveillance de la FDA, qui autorise donc finalement la commercialisation d’un médicament contre la variole, jusque-là sérieusement contrôlé, le cidofovir. En conséquence, le Pentagone intègre la molécule de Gilead dans ses recherches sur le bioterrorisme. Le cours de l’action Gilead s’envole. Les méthodes de Donald Rumsfeld en matière de trafic d’influence dépassent celles habituellement rencontrées en Europe. […] La panique de l’anthrax, en octobre 2001, outre le fait qu’elle accrédita l’idée d’une menace terroriste islamiste aux États-Unis, permit également à Gilead de faire d’excellentes affaires, en augmentant ses ventes de vaccin anti-variolique au Pentagone. Ce qui contribue à la formidable valorisation du groupe, racheté en 2002 par Karl Hostetler pour la coquette somme de 460 millions de dollars. » [9]
Gilead possède aussi les droits du Tamiflu, remède contre les infections virales, et en 2005, le Pentagone, dirigé donc par Donald Rumsfeld, achète pour 58 millions de dollars de doses de Tamiflu alors que le secrétaire à la Défense détient toujours à cette époque des participations dans cette société pour une valeur de 5 à 25 millions de dollars, selon les informations financières du gouvernement fédéral [10].
Juste avant de revenir au Pentagone en 2001, Rumsfeld est administrateur de RAND Corporation, un think tank dédié à la militarisation de l’espace et dont l’ambition est de créer, en plus de l’Army (armée de terre), de l’Air Force et de la Navy, une quatrième armée propre au domaine spatial, et ce, quel que soit le budget colossal qui doit y être consacré [11] : grâce à l’asymétrie des moyens financiers et militaires dont bénéficient les États-Unis, leur suprématie y serait totale [12] Le 11 janvier 2001, quelques jours avant de prendre ses fonctions de secrétaire à la Défense, Rumsfeld publie un manifeste [13] pour promouvoir son grand projet. Il y est mentionné à trois reprises l’expression « Space Pearl Harbor » là encore utilisée comme un avertissement de menace sur les USA si un programme tel que celui de la RAND n’était pas pris en compte : « Le seul événement capable de galvaniser la nation et de forcer le gouvernement américain à agir. » Au regard de son parcours caractérisé par des projets ambitieux portés sur des années, parfois des décennies, avec une détermination sans faille, une régulière absence d’états d’âme, et un goût prononcé pour les activités secrètes et illicites, il est pertinent de s’interroger sur la stratégie que Rumsfeld aura pu déployer une fois au Pentagone pour accomplir son œuvre, et sur la discrétion qui aura été soigneusement organisée autour de ce vaste projet. Nous reviendrons en détail, dans le livre La Parenthèse enchantée, sur cet enjeu majeur dans le cadre du 11-Septembre, avec un chapitre spécialement dédié à ce nouveau "Projet Manhattan" qui prend son essor en 2001, au cœur même des priorités géostratégiques américaines : la militarisation de l’espace.
La chimère des vieux faucons
Pour évoquer le duo Cheney-Rumsfeld et la chimère politique qu’ils ont installée dans l’ombre de la démocratie américaine, nous nous référerons au travail approfondi de Peter Dale Scott, l’auteur de La route vers le nouveau désordre mondial (éditions Demi Lune). Rappelons au préalable que Scott utilise l’expression "État profond" pour désigner la partie de l’État américain dirigée de façon occulte par un petit groupe d’individus « dont le pouvoir provient non pas de la Constitution mais de leur proximité avec le monde de l’argent et le pouvoir privé. » [14]
Le duo Cheney-Rumsfeld a connu principalement trois périodes :
En 2001, bien entendu, qui est la période aujourd’hui la plus connue de leur collaboration. Mais avant cela, ces acteurs clés des événements du 11-Septembre se sont déjà trouvés à deux reprises réunis à des niveaux très élevés du pouvoir américain, visibles et moins visibles.
• En août 1974, à la suite du Watergate et de la démission de Nixon, Gerald Ford prend la tête de la Maison Blanche et introduit dans son équipe Donald Rumsfeld et Dick Cheney alors âgé de seulement 33 ans. Le président souffrant des tensions qui divisent son administration, un changement brutal est opéré en novembre 1975 au sein de l’entourage de Ford. Et ce remaniement, connu sous l’expression "massacre d’Hallowen", écarte des postes décisifs des républicains modérés au bénéfice de républicains beaucoup plus conservateurs : « Par une action concertée, Rumsfeld devint secrétaire à la Défense et Cheney lui succéda au poste de directeur de cabinet. […] Une fois le ménage effectué, il émergea une Maison Blanche idéologiquement restreinte, dominée par deux nouvelles personnalités : Rumsfeld, désormais au Pentagone, et son protégé Cheney à la Maison Blanche. » Et ainsi ce premier épisode de l’équipe Cheney-Rumsfeld dans les hauteurs des instances gouvernementales représente selon Peter Dale Scott : « un moment charnière où les prérogatives de l’État profond et du complexe militaro-industriel furent réaffirmées, suite à la révolte massive (et à première vue réussie) du Congrès contre ces structures durant le scandale du Watergate. » [15]
• L’enquête de Peter Dale Scott révèle ensuite comment le duo s’est reformé durant l’administration Reagan, avec la COG, censée être la réponse planifiée aux situations de crises majeures, sur laquelle Dick Cheney et Donald Rumsfeld ont travaillé avec Oliver North : « Dick Cheney et Donald Rumsfeld ont été associés depuis les années 1980 dans le cadre d’une structure parallèle de planification [d’urgence nationale] aux États-Unis. L’objectif formel de cette structure était la "Continuité du Gouvernement" (COG pour Continuity of Government) […]. Certaines des procédures au plus haut niveau concernant la COG furent orchestrées par un groupe extra-gouvernemental parallèle. Opérant en dehors des canaux gouvernementaux traditionnels, elle incluait le directeur de G.D. Searle & Co., Donald Rumsfeld, ainsi qu’un membre du Congrès issu du Wyoming, Dick Cheney. La responsabilité globale de ce programme, dissimulée derrière l’inoffensive appellation de National Program Office (Bureau du Programme national), fut assignée au Vice-président George H.W. Bush, "avec le lieutenant-colonel Oliver North… comme officier d’action du Conseil National de Sécurité (NSC)." » [16]
Scott relate les motivations à l’origine de la COG : « Le retrait états-unien déshonorant du Vietnam fit taire, pour une génération, les revendications “prussiennes” qui favorisaient un usage inconsidéré de la force militaire. Cependant, ce retrait a également permis l’essor d’une croyance compensatoire, inspirée par le lieutenant-colonel du corps des Marines Oliver North, selon laquelle la guerre du Vietnam n’avait pas été perdue sur les champs de bataille, mais dans les rues américaines. Silencieusement et secrètement, North et ses alliés ont commencé à passer des accords, dans le cadre de la planification de la COG (Continuity of Government), afin de s’assurer que lors de futurs engagements militaires, l’opposition de l’opinion publique ne pourrait en compromettre l’issue. […] En 1987, durant les auditions de l’affaire Iran-Contra, le député Jack Brooks a essayé en vain de questionner le colonel North à propos de "ses travaux sur des plans de continuité du gouvernement en cas de désastre majeur." […] Finalement, les recommandations les plus secrètes et les plus controversées de North, notamment celles concernant l’arrestation et la détention sans mandats de minorités, se concrétisèrent après le 11 septembre 2001 » [17]
Peter Dale Scott explore « les conséquences de cette frappante coïncidence : le fait que l’équipe de la COG des années 1980 fut essentiellement reconstituée par le fils Bush en mai 2001 en tant que Commission d’études, et qu’ensuite (après avoir planifié des activités dont nous ne savons presque rien), un attentat majeur sur le sol des États-Unis (dont nous ne savons également pas grand-chose à ce jour) a conduit à la mise en œuvre du programme de la COG. Le public ne sait pareillement presque rien de la COG, excepté le fait que ses pouvoirs de détruire le gouvernement constitutionnel sont considérables. La "continuité du gouvernement" est un intitulé rassurant. Cependant, il serait plus honnête de l’appeler plan de "Changement de Gouvernement" […]. Ce plan donnait également à [l’Agence Fédérale de Gestion des Situations d’Urgence – FEMA pour Federal Emergency Management Agency], qui avait été impliquée dans sa rédaction, de nouveaux pouvoirs radicaux, incluant l’internement. En fait, cette équipe planifiait, en cas de crise majeure, l’éviction du gouvernement public par un gouvernement alternatif. Selon l’auteur et journaliste James Mann : "Rumsfeld et Cheney étaient des acteurs clés dans le cadre d’un des programmes les plus secrets de l’administration Reagan." » [18]
Dans l’article que Peter Dale Scott a publié en 2011, "Le Projet Jugement dernier et les événements profonds : JFK, le Watergate, l’Irangate et le 11-Septembre" [19], l’auteur complète l’analyse fournie dans son livre La route vers le nouveau désordre mondial, publié en 2007. Il met en évidence les réseaux, les modes opératoires et les bénéfices communs à plusieurs événements de l’Histoire récente des Etats-Unis, caractéristiques de "l’État profond".
Les nouvelles recherches de Scott mettent en lumière l’usage exclusif et frauduleux de structures en partie secrètes étendues sur tout le territoire américain et prétendument destinées à la sécurité des populations en cas d’urgence, tels que l’OEP, le Bureau de Préparation aux Crises. L’article révèle aussi l’emploi d’un système de communication parallèle très sophistiqué échappant à tout contrôle et réservé à une faction d’individus dont certains sont plusieurs fois impliqués dans les événements litigieux que Peter Dale Scott analyse.
Enfin l’article explique comment les différents "événements profonds" survenus depuis 50 ans ont été les vecteurs utilisés par la droite la plus virulente pour faire basculer les Etats-Unis dans une logique de pouvoirs toujours plus répressifs et dans une économie financiarisée de prédation et d’accaparement des richesses par une minorité agissant à l’abri des regards et en dehors de tout cadre démocratique.
Par ailleurs, Peter Dale Scott indique que le Pentagone avait attribué un nom à la structure secrète mise en place dans les années 1980 et visant à « assurer le fonctionnement de la Maison Blanche et du Pentagone pendant et après une guerre nucléaire, ou toute autre crise majeure » [20] : le Projet "Jugement dernier" (Doomsday Project).
« James McCord, qui sera plus tard le complice d’Howard Hunt et de G. Gordon Liddy dans la préparation et l’exécution du cambriolage du Watergate […] faisait également partie du réseau de planification de crise des États-Unis, qui occupera plus tard une place centrale derrière l’Irangate et le 11-Septembre. McCord était membre d’une petite unité de réserve de l’US Air Force à Washington, qui était rattachée au Bureau de Préparation aux Crises (OEP) […]. Son unité faisait partie du Programme de sécurisation de l’information en temps de guerre (WISP) qui avait la responsabilité d’activer "les plans d’urgence pour imposer la censure de la presse, des courriers et de toutes les télécommunications (y compris les communications gouvernementales), ainsi que pour enfermer de façon préventive les civils [représentant des] ‘risques sécuritaires’ en les plaçant dans des ‘camps’ militaires" [23]. En d’autres termes, ce sont ces mêmes plans identifiés dans les années 1980 sous le nom de Projet Jugement dernier – les plans de la Continuité du gouvernement (COG) sur lesquels Dick Cheney et Donald Rumsfeld ont travaillé conjointement pendant les 20 années précédant le 11-Septembre.
La participation de James McCord à un système de planification d’urgence chargé des télécommunications suggère un dénominateur commun derrière pratiquement tous les événements profonds que nous étudions. Oliver North – qui dans l’organisation de l’Iran-Contra était l’homme de confiance du tandem Reagan-Bush au sein du Bureau de Préparation aux Crises (OEP) – a également été impliqué dans ce genre de planifications ; et il avait accès au réseau national top secret de communication du Projet Jugement dernier. Le réseau de North, connu sous le nom de Flashboard, "excluait les autres fonctionnaires dont les points de vue étaient opposés […] [et] disposait de son propre réseau informatique mondial axé sur l’anti-terrorisme, […] par lequel ses membres pouvaient communiquer exclusivement entre eux ainsi qu’avec leurs collaborateurs à l’étranger." [24]
Flashboard a été utilisé par Oliver North et ses supérieurs au cours d’opérations particulièrement sensibles, qui devaient être dissimulées aux autres éléments – suspicieux ou hostiles – de l’administration de Washington. Ces opérations incluaient des livraisons illégales d’armes à l’Iran ainsi que d’autres activités, dont certaines demeurent inconnues […]. Flashboard, le réseau d’urgence aux États-Unis durant les années 1980, était le nom du réseau opérationnel de crise de la COG entre 1984 et 1986. Ce dernier a été secrètement planifié pendant 20 ans par une équipe comprenant Dick Cheney et Donald Rumsfeld, pour un coût de plusieurs milliards de dollars. Le 11-Septembre, ce même réseau a de nouveau été activé par les deux hommes qui l’avaient planifié depuis tant d’années [25].
Mais on retrouve aussi des traces du Projet Jugement dernier en 1963, lorsque Jack Crichton, chef de la 488e unité de réserve des Renseignements militaires, y participa en sa qualité de chef du renseignement pour la Protection civile de Dallas, opérant depuis le Centre des Opérations d’Urgence souterrain. Comme Russ Baker le relate, "étant donné qu’il devait permettre d’assurer la ‘continuité du gouvernement’ en cas d’attaque, [le centre] avait été entièrement équipé de matériels de communication." [26] Un discours prononcé lors de l’inauguration du centre en 1961 fournit de plus amples détails : "Ce Centre des Opérations d’Urgence fait partie du Plan national visant à relier les agences gouvernementales fédérales, provinciales et locales au moyen d’un réseau de communication, à partir duquel les opérations de sauvetage pourront être dirigées en cas d’urgence locale ou nationale. Il constitue une partie essentielle du Plan opérationnel de survie aussi bien au niveau fédéral, provincial que local." [27]
Autrement dit, Jack Crichton, tout comme James McCord, Oliver North, Donald Rumsfeld et Dick Cheney après lui, faisait également partie de ce qui fut appelé dans les années 1980 le Projet Jugement dernier. Mais en 1988, l’objectif de ce programme fut considérablement élargi : il ne s’agissait plus seulement de se préparer à une attaque nucléaire, mais de planifier la suspension effective de la Constitution des États-Unis en cas d’urgence nationale de toute forme. [25] Ce changement survenu en 1988 a permis la mise en œuvre de la COG [le 11 septembre] 2001. »
Peter Dale Scott conclut son article en indiquant que depuis les événements profonds qui ont conduit à l’assassinat de Kennedy en 1963, « la légitimité du système politique des États-Unis a été enfermée dans un mensonge, que les événements profonds ultérieurs ont contribué à protéger. »
Pour fermer la boucle de cette brève exploration de "l’Etat profond", revenons aux origines de cette structure dont il est légitime de considérer que la naissance résulte éventuellement de deux échecs majeurs des pouvoirs politique et militaire américains dans les décennies qui la précèdent.
• D’une part, nous avons relevé dans les propos d’Oliver North une des motivations principales de la création de la COG, la structure secrète de gouvernement parallèle, et cette motivation repose sur l’échec de la guerre du Vietnam dont le colonel explique qu’elle a été perdue dans les rues américaines. En effet, la vague de contestation populaire qui domine l’opinion aux États-Unis entre les années 1960 et 1970, en partie du fait de la diffusion massive d’informations et d’images révélatrices par le biais de la télévision, crée une prise de conscience collective des conséquences catastrophiques de ce conflit. Et il s’avère que s’ajoutant à la déroute stratégique et militaire des USA, cette contestation contribue à limiter les ambitions hégémoniques propres à certaines sphères du pouvoir américain [1].
Ainsi dans cette logique, le peuple est-il considéré au mieux comme un obstacle, au pire comme un ennemi, par ceux-là mêmes qui sont pourtant supposés le représenter au sein des services formés et dirigés par l’exécutif, et peu importe qu’il s’agisse ou non de structures secrètes. Il s’agit là d’une clé de compréhension fondamentale par rapport à l’émergence, durant les années Reagan, d’une puissante doctrine considérant que pour renforcer une structure de pouvoir susceptible de garantir la maîtrise de l’action militaire américaine, cette structure doit impérativement s’affranchir d’un contrôle citoyen tel qu’il est convenu dans le cadre de pratiques démocratiques. Rappelons que cette prérogative attachée au citoyen est pourtant fondée par la constitution des États-Unis dont le préambule commence par trois mots qui méritent attention : « Nous, le Peuple des États-Unis, en vue de former une Union plus parfaite, d’établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune, de développer le bien-être général et d’assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, nous décrétons et établissons cette Constitution pour les États-Unis d’Amérique. » [2].
• D’autre part, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les USA font exploser deux bombes atomiques sur Hiroshima puis Nagasaki en 1945, la première puissance économique mondiale fait la démonstration à la fois de son autorité militaire sur le reste de la planète, de sa spectaculaire avance technologique et de sa capacité de nuisance et de terreur sur les populations du globe [3], mais de façon plus inattendue, cette démonstration constitue aussi une faille pour les États-Unis, car la révélation au grand jour de cette technologie souveraine stimule nécessairement la volonté des puissances concurrentes d’obtenir une force de frappe similaire. Ce qui est obtenu dès septembre 1949 par l’Union Soviétique qui fait alors valoir son premier essai nucléaire [4]. Ainsi, à peine quatre années après Hiroshima, les États-Unis perdent-ils le monopole de l’arme atomique et de même l’incontestable hégémonie militaire acquise grâce à l’usage de cette technologie nouvelle développée dans le cadre du Projet Manhattan [5].
Le colonel Tibbets, pilote d’Enola Gay, l’avion
à partir duquel sera larguée la première bombe atomique
sur Hiroshima, salue avant son décollage, le 6 août 1945.
• D’une part, avec une telle entreprise réunissant des dizaines de milliers d’individus sur une période de six ans autour d’un projet hautement sensible, il est concrètement démontré que la compartimentation des tâches permet d’organiser la dissimulation à grande échelle d’une opération secrète et stratégique majeure.
• D’autre part, bien que la Seconde Guerre mondiale fut engagée depuis 1939, la dynamique du Projet Manhattan ne commença véritablement à prendre de l’ampleur qu’à partir de décembre 1941, à la faveur d’un événement "catastrophique et catalyseur", à savoir l’attaque de Pearl Harbor qui permit de mobiliser les énergies et de réunir les financements nécessaires à ce projet dont le potentiel était clairement connu des instances du pouvoir depuis plus de deux ans, mais qui stagnait tant que les États-Unis n’étaient pas impliqués dans le conflit [7].
A partir de l’échec de la stratégie de suprématie que constitue pour les États-Unis la fin du monopole de l’arme atomique, le développement et l’utilisation éventuelle de nouvelles armes puissantes intégrant de hautes technologies s’articuleront dans une logique de dissimulation accrue des nouvelles capacités militaires face aux puissances adverses, tout comme la dissimulation de ces armes et des stratégies qui s’y rapportent sera naturellement privilégiée par le pouvoir face à l’opinion publique et face aux instances démocratiques après l’échec de la guerre du Vietnam. Cette logique perdurera même après la fin de l’Union Soviétique, s’intégrant aux pratiques admises dans le cadre du financement du Département de la Défense : « La prise de conscience que la guerre froide est terminée n’a apparemment toujours pas pénétré le labyrinthe interne au Pentagone […]. Après un demi-siècle de caisse noire lucrative et incontrôlée, amorcée par le Projet Manhattan qui nous a offert Hiroshima, la cache secrète reste largement intacte. Le mur entourant [cette] caisse noire s’est avéré plus résistant que celui qui a divisé Berlin. » [13]
C’est cette logique de dissimulation qui a légitimé, dans les coulisses croisées de l’exécutif américain et du complexe militaro-industriel, l’instauration d’un "État profond" et les dérives qu’il porte intrinsèquement en lui-même au regard des droits du citoyen. C’est aussi cette logique qui a permis la construction de nouveaux projets d’envergure, en partie dissimulés, tels que la militarisation de l’espace. Et c’est enfin à travers cette logique qu’il est intéressant de s’interroger sur les mouvements financiers d’ampleur tels que ceux qui ont été observés au Pentagone en amont du 11-Septembre.
Mais pour éviter de substituer quelque spéculation que ce soit au déficit d’informations dans ce domaine contraint par la dissimulation qui le caractérise, nous nous contenterons ici de remarquer la proximité historique de plusieurs événements majeurs. Le lecteur sera comme toujours à même de mesurer la signification de ces événements en comparaison de la nature anémique du traitement politique et médiatique dont ils ont été en général l’objet :
• La disparition de 3400 milliards de dollars de la comptabilité du Département de la Défense durant les années 1999 et 2000 qui, en toute incohérence, ne sera suivie d’aucune enquête, ni gouvernementale, ni parlementaire, ni judiciaire, ni médiatique… [9]
• La destruction le 11 septembre 2001 des données financières du Pentagone et de l’équipe en charge du contrôle des budgets de la Défense (cette destruction sera détaillée dans un prochain article).
• La manifestation de très nombreux conflits d’intérêts et autres trafics d’influence majeurs, en particulier autour du Pentagone, sous les administrations Bush-Cheney entre 2001 et 2008, démontrant la prépondérance du complexe militaro-industriel sur les institutions démocratiques des États-Unis. L’organigramme qui accompagne cet article synthétise ces anomalies :
• La préparation éminente d’une partie de l’appareil d’État en amont du 11-Septembre (que détaillera le prochain article intitulé "Mai 2001, l’État bascule dans l’ombre") et la réactivation effective le jour des attentats du programme de "Continuité de Gouvernement" [10].
Les bénéfices de la dissimulation concernant le 11-Septembre sont considérables et multiples pour ceux qui aujourd’hui, comme il y a onze ans, en sont les gardiens attentifs. Pour qui observe cet événement d’un point de vue citoyen, cette dissimulation est manifeste. Et comme le révèle un fait tragique sur lequel nous reviendrons bientôt, la violence de la dissimulation peut être en l’occurrence aussi extrême que le silence qui l’accompagne. Peu connu, ce fait est pourtant significatif d’une réalité qui aurait dû retenir l’attention de tout enquêteur ou journaliste soucieux de comprendre ce qui s’est véritablement passé ce jour de 2001.
Comme nous l’avons vu dans un précédent article, la date mentionnée sur le rapport d’audit pointant les pertes abyssales qu’a subies le budget du Pentagone durant l’année fiscale 2000 est proche de celle des attentats : 19 septembre 2001. En effet, l’équipe comptable qui avait retracé les dépenses du Département venait de livrer son compte rendu dans la semaine qui précédait la tragédie. C’est très exactement cette équipe qui a été anéantie le 11-Septembre dans l’attentat contre le Pentagone.
Cette information capitale, mais qui n’entre pas dans la logique de la version officielle concernant cet événement, n’a pas été retenue par la Commission d’enquête sur les attentats et les médias n’ont apparemment pas trouvé l’occasion de la mettre en valeur… Cependant, une observation attentive des biographies de victimes que présente le Pentagon Memorial [11] nous apprend sous la forme d’un récit presque anodin, le destin tragique de l’équipe que dirigeait Robert Russell, le responsable qui encadrait les analystes budgétaires du Pentagone jusqu’au 11-Septembre : « Le week-end avant sa mort, Russel avait convié toute son équipe chez lui pour déguster des crabes. Ils fêtaient la finalisation de la clôture du budget de l’année fiscale. Tragiquement, toutes les personnes qui assistaient à cette fête furent impliquées dans l’explosion du Pentagone, et ont maintenant disparu. » [12]
Lire l’article suivant : Mai 2001, l’État bascule dans l’ombre
En lien avec cet article
http://space.au.af.mil/
Mémorial National du Pentagone dédié au 11-Septembre
http://pentagonmemorial.org/
Organigramme
Cliquer sur l’image ci-dessous pour accéder à l’organigramme en haute résolution
Sources et références
[24] Peter Dale Scott, "North, Iran-Contra, and the Doomsday Project: The Original Congressional Cover Up of Continuity-of-Government Planning", Asia-Pacific Journal: Japan Focus, 21 février 2011. Cf. Peter Dale Scott, "Northwards Without North: Bush, Counterterrorism, and the Continuation of Secret Power", Social Justice (San Francisco), XVI, 2 (été 1989), pp.1-30 ; Peter Dale Scott, "The Terrorism Task Force", Covert Action Information Bulletin, N°33 (hiver 1990), pp.12-15.
[25] Peter Dale Scott, La Route vers le Nouveau Désordre Mondial, pp.257-262 (édition américaine)
[26] Russ Baker, Family of Secrets, p.121.
[27] « Statement by Col. John W. Mayo, Chairman of City-County Civil Defense and Disaster Commission at the Dedication of the Emergency Operating Center at Fair Park » (24 mai 1961)
Chapitre 10, pages 259 & 262
Vraiment merci pour ce travail de très haute qualité!
Encore une fois ReOpen911 montre un sérieux journalistique que très peu de « pro » ont!
J’attends la suite avec impatience!
@Maxime : tres peu de pro, et tres peu de dissidents amateurs.
merci à l’auteur, la rentrée sera riche d’un tres tres bon livre sur le 11 septembre.
La
Travail remarquable, précis et documenté. Bravo !
VIVEMENT MARDI !!
Travail de très haute qualité, en effet. Bravo!
A en juger par les livraisons que j’ai lues jusqu’à présent, cet ouvrage s’annonce comme une contribution majeure à l’élucidation du fonctionnement politique d’une des nations qui maîtrise la dissimulation et le faux comme fort peu l’ont fait dans l’histoire de l’humanité, et ce sous couvert d\’une langue de bois fade et banale et d’un vacarme culturel et idéologique projeté aux quatre coins du globe.
J’ai été frappé par la citation qui clôt cette livraison, celle donc qui relate le destin terrible de l’équipe comptable censée recenser les dépenses du Département de la Défense. Dans l’original anglais, la dernière phrase, d’une syntaxe boiteuse (verbe au singulier dans la relative, et l’un des deux verbes au singulier dans la principale, tandis que l’autre est au pluriel), se présente comme suit:
« Tragically, every person that attended that party was involved in the Pentagon explosion, and are currently missing. »
Je traduis de manière aussi proche de l’anglais que possible:
« Tragiquement, chacune des personnes qui assista à cette fête fut entraînée dans l’explosion du Pentagone et est présentement [portée] disparue. »
Le verbe ‘involved’ est difficile à traduire. ‘to be involved in a crime’ peut soit vouloir dire ‘être impliqué dans un crime’, soit ‘être entraîné dans un crime’. C’est un mot au sens souvent vague et donc un des favoris de la langue administrative.Il se prête facilement à la distanciation émotionnelle.
Une chose remarquable, c’est que ce qui a entraîné la disparition des personnes en question est décrit comme une explosion.