Pour comprendre la tragédie colombienne
Pour comprendre la tragédie colombienne
En quelques dates, en quelques mots…
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Etant donné l’actualité, et avec l’autorisation de l’auteur et de la maison d’édition, nous publions la préface d’Ignacio Ramonet du livre Colombie Derrière le rideau de fumée. Histoire du terrorisme d’Etat de Hernando Calvo Ospina.
A ce qu’on dit, il existe en Colombie, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, deux partis – le libéral et le conservateur. Ce n’est pas faux. Mais ce n’est pas suffisant. En réalité, et depuis cette époque, le pays est surtout coupé entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien.
On ne rentrera pas dans les détails de la tragédie colombienne, largement développée ici, avec grand talent, par Hernando Calvo Ospina. En guise d’introduction, on se contentera de rappeler quelques faits significatifs, emblématiques de la situation.
Elu au Congrès en 1929, un certain Jorge Eliecer Gaitan a entrepris de combattre ce qu’il appelle l’oligarchie – les riches des deux partir. Au fil du temps, ses discours se font de plus en plus incendiaires. En bras de chemise á la tribune, il termine invariablement ses harangues par : « Contre l’oligarchie, à la charge ! » Il n’en plaide pas moins pour un changement pacifique. Le 9 avril 1948, alors qu’on le donne favori dans la course à la présidence, Gaitan est assassiné á Bogota.
Gaitan
Détail insolite : la loi des États-Unis permet aux citoyens d’examiner, passé un certain temps, les documents qui reposent dans ses organismes publics, CIA, FBI, secrétariat d’Etat. La CIA possède des informations sur la mort de Gaitan. Aujourd’hui encore, elle refuse de les révéler.
L’assassinat de Gaitan a provoqué une insurrection généralisée – imputée par Washington au « communisme international » – et une guerre civile, la La Violencia (1948-1957) qui fera quelque 300 000 morts á travers les campagnes. En ces temps d’horreur et d’apocalypse, les libéraux et les communistes, désignés comme cibles, se voient destinés au supplice.
Les hommes politiques et les grands propriétaires utilisent, en charmants supplétifs du pouvoir, des policiers en uniforme ou en civil, les chulavitas, qui font montre d’une cruauté sans limites. Ou encore les pájaros (oiseaux), d’autres pilleurs qui « volent » de région en région et font de la terreur leur compagne familière.
Promis à la mort, vaincus, battus et dispersés dans un premier temps, les opposants ont vite compris qu’une lutte gigantesque était engagée. On leur a flanqué des gifles, on les a traités de lie de la société, on les a pourchassés comme des clochards importuns. Les milliers de misérables qui ne possédaient rien et pour qui le respect de la vie et un morceau de terre auraient été tout ont rejoint les groupes d’opposition armée. Désormais, pour tenter de subsister et de défendre la vie de leurs petites communautés, ils se battent. Influencés par la révolution cubaine, des groupes d’intellectuels et d’étudiants les appuient.
En 1964, pour en finir avec les prémices de cette révolte – une guérilla de paysans insoumis qu’on disait « moscovites », les États-Unis envoyèrent des conseillers, des armes et mirent 300 millions de dollars sur la table pour financer l’opération Marquetalia. En 1999, il leur faudra débourser 1,6 milliards de dollars pour mettre en œuvre le Plan Colombie. Quand viendra 2006, 4 milliards de dollars auront été dépensés dans le cadre de ce brillant exercice. Sans plus de résultat qu’en 1964.
L’immensité des plaines – les llanos-, les obstacles naturels, la présence de forêts inexplorées qui permettent la dispersion et favorisent l’embuscade, rendraient impossible l’annihilation des guérilleros. Mais pas de la population civile. Une année plus tard, en 1965, pour lutter contre la « subversion », les conseillers militaires états-uniens prônent la création d’organisations civiles armées. On ne les appelle plus paya ros ou chulavitas, mais « autodéfenses », légalement reconnues cette fois.
Le 2 septembre 1958, déjà, les guérilleros communistes faisaient parvenir une lettre au président Alberto Lieras Camargo : « La lutte armée ne nous intéresse pas et nous sommes disposés à collaborer de toutes les manières à notre portée, avec l’entreprise pacificatrice que s’est disposé à mener l’actuel gouvernement. » Parmi les signataires, Manuel Marulanda, l’actuel chef des FARC.
Dans une lettre au Parlement datée du 20 juillet 1984, et alors qu’elles négocient avec le président Belisario Betancur, les FARC annoncent le lancement d’un mouvement politique national – l’Union patriotique (UP). Leur objectif est de revenir peu à peu à la vie politique légale, aux côtés d’autres partis et mouvements démocratiques. Cet ouvrage d’Hernando Calvo Ospina raconte en détail ce qu’il en advint. Une tragédie pour 3 000 militants, sympathisants et dirigeants de l’UP – qui pour la plupart n’appartenaient pas aux FARC -, victimes des escadrons paramilitaires et de l’intransigeance politique totale de la classe dirigeante.
La Colombie, prétend-on encore, constitue une exception notable en Amérique Latine : elle n’a connu que cinq coups d’État depuis son accession à l’indépendance et est demeurée aux mains des civils depuis 1958 et la chute du général Gustavo Rojas Pinilla. Un modèle démocratique en quelque sorte. Toutefois, durant la même période, quatre candidats à l’élection présidentielle sont tombés sous des balles assassines : Jaime Pardo Leal (1987), Luis Carlos Galan (1989), Carlos Pizarro et Bernardo Jaramillo (1990). A des degrés divers, tous réclamaient des réformes. Curieuse conception de ce qu’est une démocratie.
Suralimentés et avares, incapables d’appréhender la réalité, riches et puissants pensent que des civilisés dignes de ce nom peuvent, pour réduire à merci des « barbares », se servir de barbares encore plus barbares qu’eux. C’est ainsi que les paramilitaires prennent du galon et qu’on les autorise à s’allier aux barons de la cocaïne qui contribuent au financement de « leur » guerre. Cul et chemise avec l’armée, qui les équipe, les renseigne, les appuie. En phase avec une partie de la classe politique et des secteurs économiques.
Les paramilitaires s’acharnent contre les populations civiles rurales et massacrent systématiquement l’opposition politique légale. Ces pseudo clandestins des Autodéfenses unies de Colombie (AUC) descendent ainsi un à un tous les échelons qui séparent l’homme de la bête : la terreur doit frapper au cœur de quiconque serait un ennemi en puissance et l’exemple l’arrêter à temps.
Début décembre 1997, le président Ernesto Samper annonce la création d’un « groupe spécial de recherche » contre la justice privée et promet que les groupes paramilitaires « seront poursuivis jusqu’en enfer ». De belles paroles. A la même époque, M. Phil Chicola, chef du Bureau des affaires andines du Département d’État des Etats-Unis estime que « d’après la loi des États-Unis, ces groupes doivent commettre des actions menaçant les intérêts nationaux des États-Unis pour pouvoir être inclus formellement dans la liste [des groupes terroristes]. » [1] En revanche, dès 1982, l’ambassadeur des Etats-Unis à Bogota, M. Lewis Tamb, avait inventé le terme « narcoguérilla » pour qualifier, sans preuves, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Tout comme l’autre groupe d’insurgés, l’Armée de libération nationale (ELN), les FARC deviendront « narcoterroristes » par la grâce de M. George W Bush, après le 11 Septembre 2001. Deux poids, deux mesures.
« Narcoguérilla » ? « Narcoterroristes » ? Ex-révolutionnaires dévoyés ? En provoquant un appauvrissement de secteurs importants de la population, les pouvoirs successifs ont favorisé la culture de la coca et les activités liées au trafic de la cocaïne. Mais, à des degrés divers, tout le monde a les mains plongées dans « la blanche » : les militaires, beaucoup d’hommes politiques de droite, les secteurs économiques et financiers. Le paramilitaire surtout. La guérilla, dans une moindre mesure, pour financer la cause. C’est ce qu’on retient le plus.
On se contentera ici de reprendre les paroles de M. Daniel Garcia Pena qui, en 1997, sous la présidence de M. Samper, dirigea une Commission exploratoire pour définir les termes et les conditions de possibles conversations de paix : « Le discours mille fois répété sur une guérilla sans idéaux et transformée en organisation maffieuse est faux. Il’ s’agit d’une organisation politico-militaire qui, comme la guerre coûte cher, impose son impôt révolutionnaire sur la récolte [de coca], mais n’a aucune participation dans le trafic. S’il s agissait d’un cartel, elle ne prendrait pas des villages, ne mènerait pas des opérations militaires [...] » Un peu plus tard, le 18 mai 2003, l’envoyé spécial du secrétaire général des Nations Unies, M. James Lemoyne, affirmera : « La colonne vertébrale de la principale guérilla du pays est composée de gens engagés idéologiquement. »
Tout conflit politique se termine à la table de négociations. Et, pourquoi pas, puisqu’elles sont nécessaires, par des réformes sociales. Pas en Colombie. Avec un entêtement stupéfiant, chaque gouvernement a déclaré la guerre aux guérillas, multiplié les dépenses militaires, augmenté les rémunérations des soldats. Et chaque président, depuis le milieu des années soixante, a affirmé qu’il en finirait avec la guérilla avant la fin de son mandat, pour constater qu’à son terme, portée par l’injustice sociale et la répression aveugle, l’opposition armée était plus forte que quatre années auparavant.
Rien, dans ce désastre, n’est dû au hasard. Le « nettoyage » politique effectué par l’armée et les paramilitaires a vidé de nombreuses régions colombiennes de leurs paysans pauvres. Des hommes et des femmes qui ont commis une ou toutes ces erreurs : vivre sur un territoire extrêmement riche, s’être organisé pour exiger leurs droits, militer ou avoir voté pour une formation politique de l’opposition, ou avoir sympathisé – peut-être – avec les guérilleros. Leurs terres ont été transférées à des terratenientes, à des chefs paramilitaires et à des représentants de puissants intérêts économiques.
Le hasard n’existe pas. En 1997, évoquant le futur des relations commerciales entre la Colombie et les États-Unis, l’ambassadeur étasunien Myles Frechette déclarait : « Mon gouvernement invite avec insistance le gouvernement colombien à ouvrir le plus largement possible le marché des télécommunications dans le cadre de la loi colombienne, ou à changer la loi si c’est nécessaire, pour adopter les règles adéquates et effectives de compétition » [2], avant de réclamer la même chose pour le pétrole, l’énergie et l’agriculture. Deux ans plus tard, la priorité à l’investissement étranger et en particulier pour l’industrie pétrolière a été l’une des exigences de l’amendement au Plan Colombie imposé par les sénateurs américains Dewine, Grassley et Coverdell. Le Consortium US Columbia Business Partnership – Occidental Petroleum Company, BP, Caterpillar, Bechtel & Pfizer- défendait becs et ongles l’adoption du plan.
Leurs vœux furent exaucés. De plus, les Forces armées et leurs paramilitaires se chargèrent, avec le soutien du Plan et de conseillers états-uniens, d’intensifier l’expulsion des paysans et des indiens hors des immenses zones pétrolières.
Octroyant également à ses « donneurs d’ordre » entière satisfaction, en 2006 le président Alvaro Uribe négociera avec Washington un Traité de libre commerce assassin pour l’économie colombienne. Tout en offrant une réinsertion « soft » aux paramilitaires, pourtant mis à leur tour, mais sans grandes conséquences, sur la liste des organisations terroristes par les États-Unis. Des diplomates états-uniens n’hésitent pas à participer à des actes publics en présence de chefs paramilitaires, dont l’extradition est réclamée par leur propre gouvernement, pour trafic de drogue. Car non seulement ils massacrent les populations, mais ils sont devenus le cartel de drogue le plus puissant de Colombie. Washington n’apprécie qu’à moitié… mais réagit à peine. Les paramilitaires n’ont jamais porté atteinte à ses intérêts stratégiques en Colombie : au contraire, ils les ont protégés.
M. Uribe a donc les mains libres pour faire passer la loi Justice et Paix du 21 juin 2005, qui accorde aux « paras », accusés de crimes contre l’humanité, une quasi impunité, la légalisation de leurs fortunes et une retraite dorée. Bien que, en quatre années, depuis le « cessez-le-feu » signé à Santa Fe de Ralito, le 15 juillet 2003, ils aient encore commis environ 4 000 assassinats.
Mais le gouvernement pouvait-il faire moins ? C’est lui – comme ceux qui l’ont précédé – qui a amené ce fléau sur le peuple. C’est l’État qui a encouragé, assisté, formé, aidé et poussé les paramilitaires. Ils sont une stratégie d’État, autorisée et soutenue par Washington. Pour sauvegarder les profits et assurer les bénéfices des siens, le pouvoir a permis aux tueurs de piller et de ravager, et il a même partagé le butin avec eux.
Seulement, les paramilitaires sont devenus de trop puissants seigneurs de guerre et la Cour constitutionnelle a révisé la loi, la rendant beaucoup moins clémente. Peu décidés à accepter le châtiment le plus minime, et à être les seuls à « porter le chapeau », les chefs mafieux paramilitaires font peser une menace sur leurs commanditaires : si la justice « s’acharne » sur eux, ils pourraient révéler leurs petits secrets.
Des documents saisis à l’un d’entre eux – « Jorge 40 » -, en mars 2006, ont déjà provoqué la mise en détention de députés et sénateurs de la côte atlantique, tous liés aux partis appuyant le président Uribe. L’effet boule de neige a alors fait éclaté le scandale de la « parapolitique ». A travers son père et son frère, inculpés pour leurs liens avec les paramilitaires, la ministre des Affaires étrangères, Maria Consuelo Araujo, est éclaboussée et doit démissionner. Pour les mêmes raisons, l’ex-chef de la police politique – le Département Administratif de Sécurité (DAS) qui dépend de la présidence de la République -, M. Jorge Noguera, l’un des protégés de M. Uribe, a été incarcéré. Ce ne sont que des échantillons, car la liste est longue et accuse la classe politique traditionnelle colombienne, et tout particulièrement les alliés du président Uribe Vêlez. L’hécatombe judiciaire se poursuit et touche sénateurs, députés et de nombreux hauts fonctionnaires d’État, ainsi que des responsables de l’armée et de la police.
Un certain nombre de notables ont de plus en plus de mal à avaler leur salive. Ils découvrent que le chien qui les gardait hier les menace aujourd’hui. Pour empêcher de possibles révélations, les 59 chefs paramilitaires sont soudain transférés du centre de loisirs où ils étaient regroupés vers une prison de haute sécurité. Du coup, ils annoncent, le 7 décembre 2006, qu’ils considèrent le « processus de paix » comme terminé. Mais Uribe déclare le contraire.
Tandis que les révélations continuent de pleuvoir, le président Uribe, acculé, répond par des attaques et s’acharne toujours contre les mêmes. Il accuse les mouvements de défense des droits de l’homme et la gauche légale, comme le Pôle démocratique alternatif, de pactiser « avec les terroristes »… et ne semble guère se soucier que de telles assertions font courir d’immenses risques aux membres de ces organisations. Depuis plusieurs mois, de nouveaux escadrons de la mort apparaissent un peu partout dans le pays, menaçant et assassinant les opposants.
Le chef d’État s’en est même pris à la Cour suprême de Justice. Son président, César Julio Valencia, s’est vu obligé à réagir en octobre 2007, face aux accusations d’Uribe qui prétendait ainsi entraver l’action de la justice, dans le cadre des enquêtes menées sur la « parapolitique ». Il se trouve que les juges étaient sur une piste sérieuse de liens entre chefs narco-paramilitaires et de nombreux parlementaires. Résultat : 17 prisonniers et plus de 40 inculpés, tous membres de groupes politiques pro Uribe. Sans parler des gouverneurs et maires « uribistes » incarcérés.
Le bras de fer ne fait sans doute que commencer. Qui sait si les importantes révélations faites dans cet ouvrage par Hernando Calvo Ospina sur les mécanismes du terrorisme d’État ne seront pas, à court ou moyen terme, confirmées par les propres intéressés ? Ce document n’en a que plus de valeur. Impossible de comprendre la tragédie colombienne sans le lire attentivement.
Ignacio Ramonet
Traduction de l’espagnol de : Karine Alvarez
Hernado Calvo Ospina, Colombien résidant en France, est écrivain, journaliste et collaborateur du Monde Diplomatique. Il a participé à des documentaires pour la chaîne de télévision britannique BBC, la franco-allemande Arte et l’allemande ARD. Il est l’auteur de plusieurs livres qui ont été traduits en plus de dix langues.
ISBN-10 : 284109720X
ISBN-13 : 978-2841097203
Le Temps de Cerises
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Tél : + 33 1 49 42 99 11 – Fax : + 33 1 49 42 99 68
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400 Pages, 20€
Notes :
[1] El Tiempo, Bogota, 11 mai 2000.
[2] Apolinar Diaz Callejas, « Colombia bajo doble fuego : crisis interior y señorío de EE UU », Papeles de cuestiones internacionales, N° 62, Madrid, 1997.
Ignacio Ramonet? L’Ignacio Ramonet , du « monde diplomatique », celui qui a dit dans le seul article sur le 11 septembre du monde diplo français que Osama Ben Laden avait revendiqué l’attentat du 11 septembre?!
Où en est aujourd’hui ce journal ? Pourquoi n’ont il jamais publié en français le magnifique et courageux article paru dans leur version danoise ( ou norvégienne(?)) il y a quelques années? Le saurons nous jamais? Dans un livre posthume?
Ah la la , le journalisme… Quel mystère! Quelle tranquille désinvolture! Quelle bizarrerie! Quels « choix d’angle »!
Bon, en tout cas Ignacio merci pour cet article qui montre une fois encore que la politique, avec ce pauvre Gaitan, n’est pas le bon endroit pour changer la vie, contrairement à ce que croit le Monde Diplomatique. Grande illusion entretenue par les politiciens et la pensée unique, comme la courte durée de vie des machines à laver est entretenue par les fabricants et les vendeurs de machine à laver. La vie changera si l’homme change, en nombre et librement; c’est simple… mais c’est difficile.