L’ordinateur de Gauche et l’ordinateur de Droite

par Romain Migus pour Voltairenet.org, le 17 mai 2008

Uribe - Interpol
Signature de l’accord entre Interpol et la Colombie instituant une équipe d’experts
pour analyser les ordinateurs des FARC saisis par la Colombie (12 mars 2008).

Les agences de presse anglo-saxonne ont donné un large écho au directeur général d’Interpol qui aurait confirmé les liens secrets entre le président Hugo Chavez et les FARC. Or, observe Romain Migus, le rapport d’Interpol dit le contraire de ce que les agences de presse ont relayé : l’agence internationale de coopération policière a constaté que l’ordinateur d’un chef rebelle, saisi par l’armée colombienne, a été manipulé par elle en profondeur de sorte qu’il est impossible d’authentifier les documents qu’elle prétend y avoir trouvé. Étrange : au même moment, le témoin clé dans une autre affaire était extradé hors de Colombie avec les documents, authentifiés ceux-là, d’un autre ordinateur. Ils mettaient très gravement en cause le président colombien Alvaro Uribe.

Le 1er mars 2008, 10 bombes GBU 12 Paveway de 227 kilos chacune explosaient en pleine jungle équatorienne rasant toute la végétation aux alentours et laissant des cratères de 2.40 mètres de diamètre et 1.80 mètres de profondeur [Au sol, les combattants de la FARC et des étudiants de l’Université de Mexico ne résistèrent pas à un bombardement d’une telle ampleur. En revanche, gisait au beau milieu des cratères, un ordinateur indestructible qui contient, selon Bogota, des informations cruciales sur les alliances régionales.

Cet ordinateur dont la marque n’est malheureusement pas connue, c’est l’ordinateur de Raul Reyes. C’est l’ordinateur de gauche.

Rappelons avant d’aller plus loin que les relations avec la FARC sont tout ce qu’il y a de plus normales pour les voisins de la Colombie. L’ancien vice président vénézuélien, José Vicente Rangel, rappelait il y a peu, qu’avant l’arrivée de Chavez au pouvoir, un responsable des FARC disposait d’un bureau au Ministère des Affaires Etrangères vénézuélien, notamment pour traiter des dommages collatéraux du conflit colombien au Venezuela. Imaginez qu’une armée de 15 000 hommes en guerre contre le pouvoir suisse stationne prés du lac Léman. Il y a fort à parier que le gouvernement français, mais aussi les autorités régionales et locales entretiendront des relations avec des responsables de cette armée pour éviter des dérapages en France.

Le Venezuela et l’Équateur : cibles des accusations

Le 3 mars, soit deux jours à peine après l’agression de l’Équateur par la Colombie, le gouvernement d’Alvaro Uribe commence à dévoiler une partie du contenu de l’ordinateur de gauche. Les preuves abonderaient pour prouver l’alliance régionale entre l’Équateur et le Venezuela et la FARC.

Dans le cas du Venezuela, Chavez est accusé d’avoir reçu 100 millions de pesos (environ 35 000 euros) de la guérilla lorsqu’il était en prison (1992-94), et en retour de financer la guérilla pour 300 millions de dollars. De même, le Venezuela est accusé de faciliter le trafic d’armes pour le compte de la FARC voire même d’armer les rebelles colombiens.

En ce qui concerne l’Équateur, les autorités colombiennes accusèrent le Ministre de l’Intérieur équatorien, Gustavo Larrea, de connivence avec la FARC. Une photo prétendument tirée de l’ordinateur de gauche montre Raul Reyes conversant selon les autorités colombiennes avec le Ministre équatorien. La nouvelle fait le tour du monde, jusqu’à ce que Patricio Echegaray, secrétaire général du Parti Communiste Argentin déclare que c’est lui qui apparaît sur la photo. Qu’importe, le mal est fait. De plus, d’autres documents prouveraient la connivence de Quito avec la FARC.

Les gouvernements équatorien et vénézuélien rejettent ces accusations, soulignant l’invraisemblable indestructibilité de l’ordinateur et le fait que Bogota ait pu fabriquer des fausses preuves.

Alvaro Uribe va donc faire appel à Interpol pour donner une résonance médiatique mondiale à ses accusations.

Une mission de crise est envoyée à Bogota. Elle est dirigée par un ancien directeur du département du Trésor états-unien et ancien fonctionnaire du département de la Justice de ce pays : Ronald Kenneth Noble, actuel secrétaire général de Interpol. Imaginons un instant qu’un ancien fonctionnaire cubain, biélorusse ou iranien ait été nommé chef de cette mission et que son rapport favorise nettement le Venezuela. On peut légitimement penser que la machine médiatique aurait hurlé à la fraude. Mais il est bien connu que les États-Unis ne fraudent pas…

Que dit le rapport de Interpol ?

- Que les fichiers des ordinateurs, des disques durs externes et des clés USB pèsent 609.6 gigaoctets soit 39.5 millions de pages Word.

En conférence de presse, Ronald Kenneth Noble, a souligné que vu l’ampleur des fichiers cela prendrait plus de « mille ans pour en vérifier le contenu » et qu’Interpol n’avait pas vérifié l’authenticité du contenu des preuves. Autrement dit, ce qu’Interpol peut faire en mille ans, les Colombiens l’ont réalisé en 48 heures, du 1er mars date du bombardement, au 3 mars, date de la première déclaration sur les soi-disant preuves de l’ordinateur de gauche. Notons au passage que les informaticiens colombiens allient la rapidité à la chance puisqu’ils ont seulement ouvert des fichiers incriminant le Venezuela et l’Équateur. Rien sur les relations de la FARC avec la France ou le Brésil, par exemple.

Que c’est-il donc passé durant ces 48 heures ? Le rapport d’Interpol est limpide :

- « L’accès aux données contenues dans les huit pièces à conviction informatiques provenant des FARC entre le 1er mars 2008, date à laquelle elles ont été saisies par les autorités colombiennes, et le 3 mars 2008 à 11 h 45, lorsqu’elles ont été remises au Grupo Investigativo de Delitos Informáticos de la Police judiciaire colombienne, n’a pas été effectué conformément aux principes reconnus au niveau international [c’est nous qui soulignons] en matière de traitement des éléments de preuve électroniques (…) En d’autres termes, au lieu de prendre le temps de créer des images des contenus de chacune des huit pièces à conviction saisies en les protégeant contre l’écriture avant d’y accéder, ils ont accédé directement aux données en question. »

Bizarrement, c’est précisément durant ce laps de temps où la police judiciaire colombienne attend les ordinateurs que sont révélées les soi-disantes preuves. C’est-à-dire que ces soi-disantes preuves ne sont pas le travail scientifique des informaticiens de la police mais d’une officine de l’armée colombienne qui n’a pas pris le soin de créer des images des contenus des documents avant de les ouvrir.

- De plus selon le rapport d’Interpol, des fichiers systèmes ont été crées ou modifiés après le bombardement du camp guérillero :

« 83. L’examen de la pièce à conviction n° 26 — un ordinateur portable — a révélé les incidences suivantes sur les fichiers le 1er mars 2008 ou après cette date :
273 fichiers système ont été créés ;
373 fichiers système et utilisateur ont fait l’objet d’accès ;
786 fichiers système ont été modifiés ;
488 fichiers système ont été supprimés.
»

(C’est identique pour toutes les pièces à convictions : voir les points 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90 du rapport)

- Certes le rapport affirme que les fichiers utilisateurs (texte word, photos, etc…) n’ont ni été modifiés ni crées après le 1er mars. Mais dans la même conclusion, Interpol souligne qu’il existe dans toutes les pièces à conviction des milliers de fichiers datés de 2009 ou 2010.

Concernant ces fichiers, Interpol conclut « que ceux-ci ont été créés à une date antérieure au 1er mars 2008 sur une ou plusieurs machines dont les paramètres de date et d’heure système étaient incorrects. »

Or comment attester de l’authenticité des fichiers s’il est si simple de changer la date de la création du document ? Autrement dit, l’officine de l’armée colombienne qui a eu pendant 48 heures les pièces à conviction aurait très bien pu créer un document en l’antidatant. Surtout si comme le révèle Interpol les fichiers systèmes ont été modifiés.

Comme on le voit, le rapport d’Interpol soulève plus de questions sur la validité des documents de l’ordinateur de gauche qu’il n’apporte de réponses. Qu’importe, le tsunami médiatique s’abat déjà sur le Venezuela (mais pas sur l’Équateur, allez savoir pourquoi…). Marie Delcas du Monde [On aimerait que Marie Delcas puisse répondre à l’invitation lancée par le président équatorien Rafael Correa depuis Paris le 13 mai dernier : « Nous ne donnons aucune crédibilité à ces ordinateurs, mais si quelqu’un le fait, alors il devra aussi accorder de la crédibilité lorsque la FARC accuse Uribe d’être un paramilitaire et un narcotraficant ». Jusqu’à maintenant, pas une ligne dans Le Monde ou dans les autres media sur ce sujet…

Et pourtant…

L’ordinateur de droite

Et pourtant, il existe un autre ordinateur. Celui-là a encore son propriétaire vivant pour authentifier les documents saisis. Cet ordinateur-là appartient au chef paramilitaire Rodrigo Tovar, alias « Jorge 40 ». C’est l’ordinateur de droite.

Dans l’ordinateur de droite, saisi en 2006, ont été trouvées des preuves de plus de 50 assassinats perpétrés par les paramilitaires [De plus, une liste d’élus colombiens (sénateurs, députés, maires, gouverneurs) parrainés par les paramilitaires va être mise à jour. Des dizaines d’élus bénéficient de la protection, du financement, des contacts et des moyens de pression des paramilitaires. Et plus grave, l’ordinateur de droite compte mêmes des preuves de fraudes électorales organisées par les paramilitaires pour diverses élections dont celle du président Alvaro Uribe.

L’ordinateur de droite va être le déclencheur du scandale de la parapolitique en Colombie. Ce néologisme fait allusion au lien unissant certains hommes politiques, des membres des services secrets, des hommes d’affaires avec les groupes mafieux paramilitaires, connus entre autre pour découper leurs victimes à la tronçonneuse et jouer au football avec leur tête.

A-t-on eu besoin d’appeler Interpol pour prouver l’authenticité des documents trouvés dans l’ordinateur de droite ? Non, car son propriétaire, « Jorge 40 », a confirmé par la suite l’authenticité des documents.

Mais « Jorge 40 » ne va pas s’arrêter à ce témoignage. Il confirme l’existence des Accords de Ralito. Une alliance officielle, avec documents signés à l’appui, entre quatre chefs paramilitaires et 29 personnalités politiques (députés, sénateurs, maire, gouverneurs de régions), un journaliste, et deux propriétaires terriens pour « refonder la Patrie » et « protéger la propriété privée ». Lors de la signature de ces accords, on a pu noter la présence du conseiller de Nicolas Sarkozy, le bourreau argentin Mario Sandoval [Le scandale de la parapolitique touche désormais des ministres et l’actuel vice-président dont la famille possède le seul quotidien de diffusion nationale. Le cercle se réduit autour d’Alvaro Uribe.

Qu’à cela ne tienne, les États-Unis viennent d’obtenir l’extradition de « Jorge 40 » et de 12 autres chefs paramilitaires. « Jorge 40 » et son ordinateur n’ont désormais plus de compte à rendre à la justice et au Peuple colombien. L’ordinateur de droite était gênant, on a pu le faire disparaître discrètement pendant que tous les media parlaient de l’ordinateur de gauche. Raul Reyes, lui, n’est plus là pour témoigner de l’authenticité des documents de son ordinateur indestructible…

Documents joints

 

Rapport d’expertise d’Interpol sur les ordinateurs et le matériel informatique des FARC saisis par la Colombie
(PDF – 263.4 ko)


1] Cf. Rapport des Forces Armées Equatoriennes, cité par El Commercio.

[2] Marie Delcas, « Le Venezuela est accusé d’avoir fourni armes et argent aux FARC », Le Monde, 16 mai 2008.

[3] Pour en savoir plus sur les pratiques des groupes paramilitaires colombiens, lire l’excellent article de Jorge Chavez Morales, « Offensive paramilitaire au Venezuela ».

[4] « Ingrid Betancourt : le double jeu de Nicolas Sarkozy », Réseau Voltaire, 24 mars 2008.

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