Un assassinat « Made in the USA » provoque une crise en Amérique du Sud
Par Bill Van Auken, le 11 mars 2008
Près d’une semaine après le raid transfrontalier de la Colombie contre un camp du mouvement de guérilla des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) en Equateur, un pays voisin de la Colombie, l’Amérique latine continue de faire face à sa plus importante crise diplomatique et militaire depuis des décennies. Le gouvernement et les médias américains sont intervenus avec des commentaires et des conseils non sollicités, attribuant la confrontation tendue entre la Colombie, l’Équateur et le Venezuela à la menace du terrorisme en Colombie, à la complicité du Venezuela dans le terrorisme et à la grande animosité entre les différents chefs d’Etat de ces trois pays.
Le porte-parole du département d’Etat Tom Casey a déclaré qu’« il est important de reconnaître que les événements qui ont eu lieu ont été, en fait, une réponse à la présence de terroristes ». De même, le porte-parole de la Maison-Blanche Dana Perino a affirmé que la Colombie « se défend contre le terrorisme ».
Cette réaction officielle étend l’application de la doctrine Bush à la Colombie, principal Etat satellite de Washington en Amérique du Sud et bénéficiaire de quelque 600 millions de dollars par an en aide militaire américaine. Cette doctrine soutient que dans la « guerre mondiale contre le terrorisme » des subtilités telles que le respect des frontières souveraines et le droit international ne s’appliquent plus.
Le Washington Post est allé encore plus loin, appelant le raid du 1er mars un « succès remarquable » et accusant le président du Venezuela Hugo Chavez et le président de l’Equateur Rafael Correa de « soutenir un mouvement armé qui a un historique de terrorisme ». Il a comparé l’attaque sur le campement des FARC aux attaques aériennes américaines contre Al-Qaïda au Pakistan.
Et le New York Times, la voix de l’establishment ex-libéral américain, a jugé « difficile de croire qu’au 21ème siècle, les gouvernements démocratiquement élus de la Colombie, de l’Équateur et du Venezuela parlent de se faire la guerre ». Tout en reconnaissant que le raid colombien constituait « une violation du territoire de l’Equateur, une question sensible partout », il a exhorté les dirigeants prétendument exaltés de l’Equateur et de la Colombie à « refroidir leur rhétorique et à commencer à discuter sérieusement de la façon dont ils peuvent conjointement sécuriser leurs frontières contre les FARC ».
A lire ces articles, on ne devinerait jamais que Washington a joué un rôle dans les événements sanglants à la frontière entre la Colombie et l’Equateur. L’administration Bush se présente elle-même, et cela est largement répété dans les médias complaisants, comme un champion altruiste des valeurs démocratiques et un allié fidèle de la population de l’hémisphère sud.
Les faits, cependant, laissent voir quelque chose d’autre et de laid. Les trois pays andins ont été amenés au bord de la guerre par un assassinat politique mené de sang-froid dans le but de promouvoir les intérêts de l’impérialisme américain au détriment du peuple colombien et de la population de toute la région.
L’assaut du 1er mars a été mené non pas pour défendre la Colombie contre le terrorisme, mais pour assassiner un homme, Raul Reyes, considéré comme le numéro deux des FARC et le principal porte-parole international et représentant diplomatique du mouvement de guérilla. Il était bien connu en Amérique latine et en Europe après avoir été le principal négociateur des FARC dans la tentative avortée, sous le gouvernement du président Andres Pastrana (1998-2002), de négocier un règlement pacifique de la guerre civile qui a ruiné la Colombie pendant plus de quatre décennies. Au cours de cette même période, il s’est entretenu avec des responsables du département d’Etat de Clinton.
Pour réaliser ce meurtre politique, des frappes aériennes ont été commandées sur le camp en Equateur pendant que Reyes et 20 de ses camarades dormaient. Des commandos ont ensuite été envoyés dans le camp pour tuer la plupart des survivants et pour transporter le cadavre sanglant de Reyes en Colombie comme trophée politique pour le gouvernement de droite d’Alvaro Uribe appuyé par les Etats-Unis.
Cette impitoyable attaque n’a pas été orchestrée pour éviter une attaque terroriste imminente. Au contraire, elle était une « frappe préventive » contre une libération d’otages négociée par les FARC. Parmi ces otages se trouve une ancienne candidate à la présidence, Ingrid Bétancourt, qui possède la citoyenneté colombienne et française et qui est retenue en otage par les FARC depuis six ans.
Seulement deux jours avant le massacre frontalier, le président français Nicolas Sarkozy avait publiquement réclamé la libération d’une Bétancourt souffrante et fait savoir qu’il était prêt à se rendre en personne jusqu’à la frontière colombienne afin de la ramener.
Les FARC eux-mêmes ont publié une déclaration selon laquelle Reyes avait travaillé avec le président vénézuélien Chavez pour concrétiser les plans d’une réunion avec Sarkozy afin d’organiser la remise de Bétancourt.
Le gouvernement français n’a pas nié cette version des faits. En effet, lundi, le ministre français des Affaires étrangères Bernard Kouchner a déclaré à la presse : « C’est une mauvaise nouvelle que l’homme avec qui nous tenions des discussions, avec qui nous avions des contacts, a été tué. Vous rendez-vous compte à quel point le monde est horrible ? »
Pendant ce temps, un vice-ministre des Affaires étrangères français a confirmé le rôle de médiateur joué par Chavez dans les négociations entre les FARC et Sarkozy pour la libération des otages. « Le président Chavez a pris l’initiative, il avait pris l’initiative plus tôt et ça avait permis la libération de plusieurs otages, même si la situation était dans une impasse depuis un certain temps. Nous sommes donc conscients de son implication et du rôle important qu’il a joué » a déclaré la ministre Rama Yade lors d’une conférence de presse à Genève.
Après la nouvelle de l’assassinat de Reyes, le ministère français des Affaires étrangères a publié une déclaration révélatrice selon laquelle le gouvernement colombien était bien informé que la France tenait des négociations avec lui.
Cette version des faits a été développée cette semaine par la presse argentine. Citant des sources provenant du ministère argentin des Affaires étrangères, des journaux argentins ont indiqué que Sarkozy avait envoyé une délégation de trois représentants personnels à la Colombie et que ceux-ci se trouvaient dans la région frontalière afin de rencontrer Reyes.
« Samedi [le jour du raid transfrontalier], les trois négociateurs étaient à 200 kilomètres de la zone où l’attaque a eu lieu et se dirigeaient vers une réunion avec Reyes lorsqu’ils ont reçu un appel » a écrit le quotidien Pagina 12. C’est Luis Carlos Restrepo, le chef de la Commission pour la Paix du gouvernement colombien, qui les a avertis de ne pas se rendre au lieu où se tenait la réunion.
Le rôle des Etats-Unis dans l’assassinat de Reyes
Les responsables colombiens ont ouvertement reconnu le rôle des agences américaines de renseignement dans l’instigation et la coordination de l’assassinat ciblé du 1er mars. Le Général Oscar Naranjo, commandant de la police nationale, a déclaré aux journalistes que ce n’était pas un secret que le corps militaire et policier de la Colombie maintenait « une très forte alliance avec les agences fédérales des Etats-Unis ».
Le réseau de radio colombien, Radio Cadena Nacional (RCN), a déclaré mercredi que le renseignement américain a localisé Reyes en surveillant un appel téléphonique par satellite entre le chef des FARC et le président vénézuélien Chavez. L’appel du 27 février, trois jours avant l’attaque, a eu lieu après la remise par les FARC aux autorités vénézuéliennes de quatre anciens législateurs colombiens (Gloria Polanco, Luis Eladio Perez, Orlando Beltran et Jorge Eduardo Gechem) qui étaient tenus en otage depuis près de sept ans.
« Chavez était excité par la libération des otages et appela Reyes pour lui dire que tout avait bien été », rapporte le journaliste de RCN. On peut supposer que la CIA ou d’autres agences américaines de renseignement écoutaient les conversations téléphoniques entre Reyes et les représentants français à propos de la libération de Bétancourt.
Une autre station colombienne, Noticias Uno, a cité des sources des services secrets disant qu’elles avaient reçu des photos d’un « avion espion étranger » qui avait localisé avec précision le camp de Reyes en Equateur.
Le commandant de police colombien a insisté sur le fait que, bien qu’il se fiait aux renseignements américains, l’attaque du 1er mars avait été une « opération autonome ».
Cette assertion est pour le moins improbable. Des « entraîneurs » militaires américains sont attachés à l’unité d’élite contre insurrectionnelle qui aurait été employée au sol pour achever les survivants du bombardement aérien.
Pour ce qui est du raid aérien lui-même, le ministre équatorien de la Défense, Wellington Sandoval, rapportait que l’attaque avait impliqué l’utilisation de cinq « bombes intelligentes » du type utilisé par les militaires américains. « C’est une bombe qui, lancée d’un avion à haute vitesse, frappe dans un rayon de cinq mètres de l’endroit où elle est programmée pour frapper », a-t-il dit. Il a ajouté que pour atteindre Reyes avec une telle arme, « il fallait un équipement que les armées d’Amérique latine n’ont pas. »
Tant Washington que le régime de droite en Colombie étaient déterminés à mettre un terme aux libérations d’otages afin d’intensifier leurs efforts pour isoler politiquement le régime de Chavez et imposer l’interdiction du régime Bush de négocier avec des « terroristes ».
Au même moment, les bombes lancées sur le camp des FARC visaient sans aucun doute à envoyer un message à Sarkozy de ne pas se mêler des affaires de l’impérialisme yankee dans sa « cour arrière ». Il faut se rappeler que le président français, peut après son élection, avait envoyé son épouse d’alors en Libye pour finaliser la libération de six travailleurs de la santé qui étaient détenus sous de fausses accusations depuis huit ans. Ce coup politique avait coupé l’herbe sous le pied de l’Union européenne, qui négociait la libération, et frayé la voie à de lucratifs contrats entre la Libye et des compagnies françaises. Washington n’avait aucune intention de voir Paris poursuivre une voie similaire en relation avec le Venezuela, qui constitue la quatrième source en importance de pétrole pour les Etats-Unis.
En dernière analyse, cet épisode de la « guerre globale au terrorisme », qui a mené trois pays d’Amérique du Sud au bord d’un conflit armé, est le produit d’un meurtre politique crapuleux, exécuté pour défendre les intérêts stratégiques et les profits du capitalisme américain.
C’est un rappel que « Meurtre Inc. » — comme la CIA se fit connaître durant les années 1960 et 1970 lorsqu’elle organisait assassinats et tentatives d’assassinats, coups d’État de droite et sales guerres — est encore en affaires en Amérique Latine.
(Article original paru le 7 mars 2008)