Kristina Borjesson, auteur du livre ‘Black List’ : Un journaliste, ‘ça ferme sa gueule’ ou ça démissionne

La récente sélection par le réalisateur français Mathieu Kassovitz des 15 meilleurs vidéos de DailyMotion a remis au goût du jour la journaliste américaine Kristina Borjesson, célèbre productrice d’émissions d’information pour CBS News, licenciée en 2006 pour son livre "Into the Buzzsaw: Leading Journalists Expose the Myth of a Free Press" – paru en France sous le titre "Black List" – dans lequel elle dénonce la disparition du journalisme d’investigation aux Etats-Unis. Cette journaliste continue de militer pour la liberté de la presse, et a donné en 2009 une interview sur le blog de la célèbre lanceuse d’alerte (whistleblower) Sibel Edmonds dans laquelle elle raconte son expérience de journaliste et détaille, exemples à l’appui, la façon dont la pression du gouvernement US ou des propriétaires des médias parvient à formater considérablement l’actualité diffusée au public.

Elle est aussi l’auteur d’un deuxième ouvrage qui a suscité la polémique, "Feet to the Fire: the Media After 9/11", non traduit en français. Nous vous présentons ici le discours que Mme Borjesson a prononcé devant la Fédération professionnelle des journalistes du Québec en 2003, qui comme vous allez le voir, n’a rien perdu de son actualité.

 

Kristina Borjesson, journaliste américaine et auteur du livre Black List (Editions Les Arènes)
 
"Si le grand public ouvre ce livre ne serait-ce qu’un chapitre, il en sortira effrayé.
Pour le lecteur non initié, le récit des pressions qui s’exercent derrière la scène des grands médias
est choquant. L’état des lieux du journalisme que dresse ce livre est terrible."
–Publishers Weekly

  


CONFERENCE DE KRISTINA BORJESSON AU CONGRÈS DE LA FÉDÉRATION PROFESSIONNELLE DES JOURNALISTES DU QUÉBEC

paru le site de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, le 15 nov. 2003

(Fichier PDF dispo ici)

Bonjour chers confrères et consoeurs.

C’est un plaisir d’être avec vous aujourd’hui. J’aimerais commencer par vous féliciter. L’organisation Reporters sans Frontières vous place dixième dans leur classement mondial de la liberté de la presse. Vous n’êtes pas en première place, cet honneur revient à la Finlande, ou en cinquième place comme la Norvège, parce que, selon Reporters sans Frontières, vous avez quand même un petit problème avec vos policiers qui veulent vous traiter en auxiliaires de la justice en vous forçant à remettre vos documents journalistiques.

Néanmoins, dixième place, c’est respectable. Mon pays, les États-Unis, est en 31e place sur la liste. Pourquoi ? Lisez Black List et vous le saurez. Et 31e place n’est pas la pire des choses. Je cite Reporters sans Frontières : « La situation particulière des États-Unis demande que le classement distingue les situations à l’intérieur du pays des situations à l’extérieur du pays. Si les États-Unis se trouvent en 31e position sur leur propre territoire, ils dégringolent en 134e place pour leur comportement hors de leurs frontières. La responsabilité de l’armée américaine dans la mort de plusieurs reporters pendant la guerre en Irak est inadmissible pour une nation qui ne cesse de rappeler son engagement en faveur de la liberté d’expression. »

Pour ceux qui n’ont pas lu Black List, c’est une collection d’histoires personnelles de journalistes d’enquête qui racontent leurs expériences avec la censure. Ce livre expose ce que j’appelle les « trous noirs » du journalisme américain. Un de ces trous noirs fait disparaître les enquêtes délicates sur les institutions et membres puissants du gouvernement, en particulier les institutions qui portent des armes – c’est-à-dire les militaires, le FBI et la CIA. J’ai eu mes propres expériences avec le FBI pendant mon enquête sur le crash du vol TWA 800. Michael Levine et Gary Webb [qui ont contribué à Black List] ont exposé la complicité de la CIA avec les grands narcotrafiquants. John Kelly, dans son chapitre, révèle que la CIA a admis au Congrès américain qu’elle commettait plus que cent mille crimes partout dans le monde chaque année. Est-ce que le congrès a pu faire quelque chose pour arrêter la CIA ? Non. Est-ce que le peuple américain est au courant de tout ça ? Absolument pas. Les enquêtes sur les grandes entreprises et leurs chefs disparaissent dans un autre trou noir. Ils sont riches et ils ont les moyens nécessaires pour menacer les journalistes de procès qui peuvent coûter très cher. Ils sont aussi protégés, parfois, par des amis puissants dans le gouvernement. Ces deux trous noirs que j’ai décrit, définissent l’arène du pouvoir aux Etats Unis.

Black List dévoile aussi les différentes formes que prend la censure. La plus commune est l’autocensure. Eviter les histoires controversées est la meilleure façon de survivre dans les grandes chaînes de télévision et les grands journaux. La deuxième forme de censure : utiliser les sources officielles ou les sources d’informations politiquement acceptables, même si leurs informations sont douteuses ou fausses. Troisième : ne pas diffuser ou publier un reportage si quelqu’un de puissant fait une menace de procès, etc..

Quatrième: si quelqu’un de puissant vous contacte après la diffusion publique du reportage, présenter des excuses publiquement et commence à discréditer le reportage en discréditant le journaliste. Et si c’est nécessaire – [si, par exemple, le journaliste proteste et essaie de présenter des documents prouvant l'intégrité de son reportage] il faut licencier le journaliste.

Peut-être le plus grand problème est le fait que la plupart des Américains reçoivent toutes leurs nouvelles et informations des grandes chaînes de la télévision – CNN, ABC, CBS, NBC et FOX. Ces chaînes sont les seules à pouvoir toucher une masse critique de la population. Les journaux n’ont pas ce pouvoir. Et ces chaînes sont contrôlées par de grandes entreprises qui sont naturellement hostiles envers le type de journalisme qui, en fait, définit la liberté de la presse, c’est-à-dire les enquêtes sur les arènes du pouvoir. Il y a un conflit profond et fondamental entre le mandat des grandes entreprises médiatiques qui doivent servir leurs investisseurs, et leur mandat de servir l’intérêt public en laissant leurs journalistes jouer leur propre rôle de chiens de garde qui surveillent les gens et institutions puissants et exposent leur malfaisance quand c’est nécessaire.

Alors, les nouvelles sur les sujets importants que la plupart des américains reçoivent, surtout ces jours ci, sont actuellement des messages contrôlés par des sources officielles ou, en d’autres termes, par les voix du pouvoir.

La couverture de la guerre en Irak expose les liens étroits qui existent entre les grands médias et le gouvernement. Par exemple, chez nous, la Fédéral Communication Commission ou la FCC est l’institution qui définit les règles qui gouvernent l’industrie des communications. Le président Bush a mis à la tête du FCC Michael Powell, le fils de Colin Powell. Au moment ou l’administration Bush était en train de vendre la guerre au peuple américain en donnant des raisons douteuses – pour ne pas dire fausses – Michael Powell décidait si les grandes chaînes de la télévision et la radio allaient pouvoir contrôler dix points de pourcentage de plus des médias dans chaque région ou marché des États-Unis. Déjà, une société peut contrôler jusqu’à 35 pour cent des médias dans chaque marché. Powell était en train de décider s’il allait changer les règles et permettre 45 pour cent de contrôle. Ce qui veut dire qu’au moment où ils essayaient de vendre leur guerre, Bush, Rumsfeld et Colin Powell tenaient les grandes chaînes de la télé et radio par leurs chiffres d’affaires.

Laissez-moi vous donner un exemple concret [un résultat de cette situation] : J’ai reçu un courriel qu’une productrice et vedette de radio connue a écrit à ma camarade qui faisait des relations publiques pour une manifestation contre la guerre. Je cite le courriel : « Je ne peux pas couvrir la manifestation parce que ma station exige rigidement de moi que je produise des programmes qui sont pour la guerre. » Cette vedette travaille pour ClearChannel, le plus grand réseau de radio aux États-Unis. C’est un réseau de 1,200 stations.

D’autres vedettes même plus connues ont parlé publiquement des pressions qui les forcent à l’auto censure. Je cite Dan Rather de CBS: « À une certaine époque en Afrique du sud on mettait des colliers de pneus brûlants autour du cou des dissidents. Et dans un certain sens, la crainte ici est qu’ils vont vous mettre un collier de manque de patriotisme. C’est cette crainte qui empêche les journalistes de poser les questions les plus difficiles. »

Il n’y a pas trop longtemps que Christiane Amanpour (ci-contre), la grande vedette de CNN a dit [sur la manière de couvrir la guerre d'Irak], et je cite : « Je pense que la presse était muselée et que la presse s’est auto-muselée… Je suis désolée de l’admettre, mais la télévision – et peut être même ma chaîne CNN – était intimidée par l’administration Bush et leurs petits soldats à la chaîne Fox. » Amanpour fait référence ici à la chaîne de Rupert Murdoch, le seul chef d’une grande entreprise médiatique qui admet que les reportages de ses journalistes doivent refléter ses intérêts et ses points de vue. J’ai un dernier courriel qui contient la lettre d’un producteur, Charlie Reina, qui a travaillé six ans à Fox. Il écrit: « La salle de nouvelles de Fox est sous le contrôle constant de la direction… Chaque matin un mémorandum exécutif est électroniquement distribué. Le mémo dicte l’ordre des histoires à couvrir et souvent suggère comment elles doivent être couvertes. Le mémo est la bible. Il est né, par coïncidence ou non, en même temps que l’administration Bush venait au pouvoir. » Reina donne cet exemple d’un ordre dans un de ces mémos. Je cite: « Après l’invasion d’Irak, le mémo a prévenu que les manifestants anti-guerre allaient certainement se plaindre des bombes américaines qui tuaient les Irakiens. Il était donc suggéré de répondre [éditorialement] en disant ‘eh bien, allez donc dire ça aux familles des soldats américains qui meurent en Irak.’ »

Alors, la couverture de la guerre, propagande ou journalisme ? Un sondage de Newsweek a montré qu’une majorité d’Américains pense que Saddam Hussein est directement impliqué dans la tragédie du 11-Septembre. Ils le croient toujours ! Récemment, Bush a publiquement déclaré qu’il n’avait pas de preuve de cela, mais avant la guerre, c’est clair que la Maison blanche a utilisé cette information fausse pour lancer sa campagne et vendre l’invasion de l’Irak au peuple américain. Le général Wesley Clark a dit que peu après le 11-Septembre, il a reçu un coup de fil de la Maison blanche, juste avant d’être interviewé par CNN. Les responsables lui ont demandé de parler d’un lien entre Hussein et le 11-Septembre. Clark a demandé s’il y avait des preuves de cela, et son interlocuteur ( que Clark n’a pas identifié ) a répondu que non. Alors, Clark a refusé de le faire. Il a raconté cette histoire à Tim Russert, vedette de l’émission Meet the Press, sur MSNBC.
David Martin de CBS a fait tout un reportage sur un mémo de Rumsfeld dans lequel Rumsfeld demandait à ses subalternes de chercher à voir s’ils avaient assez d’informations pour démontrer un lien entre le 11-Septembre et Hussein.

Mais la plupart des reportages avant la guerre étaient des présentations d’informations données par les représentants de Bush ou d’interviews de membres de l’administration ou de militaires américains. On ne voyait et n’entendait presque pas les voix anti-guerre, surtout sur FOX qui était le grand gagnant de l’audimat dans tout ça. FOX tournait en dérision ouvertement les voix dissidentes. Mais ce qui est le plus intéressant, à mon avis, est que la télévision américaine ne montrait pas que le 11-Septembre avait plus l’air d’une opération saoudienne qu’irakienne. Alors, vu certains faits – que Ben Laden est saoudien, qu’un bon nombre des pirates de l’air étaient saoudiens et que les autres étaient rentrés aux États-Unis sur des visas donnés par le gouvernement saoudien – le reportage avant l’invasion d’Irak était fondamentalement illogique.

La guerre elle-même, avec les "embedded journalists" avait l’air d’un jeu de vidéo. On voyait les soldats américains sur leurs chars traversant le désert. On voyait les explosions à distance. Mais on ne voyait pas les morts et les effets destructeurs des fusées ou des bombes. Ashley Banfield, vedette de MSNBC a parlé de ça dans un discours. Elle a dit que ce n’était que de la
couverture et non pas du journalisme, parce que le journalisme couvre tous les aspects d’une histoire, pas seulement une perspective. Après que Banfield ait fait ces commentaires, un représentant de MSNBC a fait une annonce publique que ce n’était pas l’intention de Banfield de critiquer ses collègues.

Maintenant vous avez une idée de ce qui se passe chez nous, il faut vraiment faire attention, parce que la situation devient maintenant globale. Pensez à Murdoch et Berlusconi. Notre présent peut devenir votre avenir. J’aimerais quand même terminer sur une note positive, avec un peu d’espoir. Notre presse indépendante grandit. Récemment, il y eut une conférence au Wisconsin sur les changements à apporter à la presse. Les organisateurs de la conférence s’attendaient à 200, peut-être 300 personnes. 2000 sont venus.

Merci.

Kristina Borjesson

 


 

 Extrait de l’émission de Thierry Ardisson (Source : INA)

En présence de Laurent BAFFIE, Bruno SOLO, Hélène DE FOUGEROLLES et Nadine DE ROTHSCHILD,
Thierry ARDISSON accueille Kristina BORJESSON, productrice d’émissions d’information
pour la télévision américaine, licenciée, à propos du livre "Black List" dans lequel elle dénonce
la disparition du journalisme d’investigation aux Etats-Unis…

 


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5 Responses to “Kristina Borjesson, auteur du livre ‘Black List’ : Un journaliste, ‘ça ferme sa gueule’ ou ça démissionne”

  • Zorg

    BLACK LIST est le livre que tout journaliste estimant que son métier ne consiste pas qu’à vendre du papier devrait lire de toute urgence…
    Existe en poche. ;)

    La présentation de Black List par l’éditeur :

    « Black List
    Quinze grands journalistes américains brisent la loi du silence
    Kristina Borjesson
    Ils étaient les enfants du Watergate. Ils travaillaient pour CBS, Newsweek ou CNN et ils en étaient légitimement fiers : ils faisaient le plus beau métier du monde dans la première démocratie du monde.
    Un jour, ils ont traversé le miroir. Leurs adversaires les ont harcelés. Ils ont refusé de se soumettre. Les intimidations ont redoublé. Sous la pression, leur rédaction les a lâchés. Leur seul crime : avoir enquêté là où il ne fallait pas. Sentant soudain le soufre, ils ont dû quitter le confort des télévisions et des journaux qui « font » l’opinion.
    Avec un souci du mot juste et une passion pour la vérité qui forcent le respect, Black List est un livre rare. Il est devenu un exemple dans le monde entier pour tous ceux qui croient encore à la liberté de l’information.
    Black List a été un best-seller aux Etats-Unis, par la magie du bouche-à-oreille et d’internet. Il a été sélectionné par la prestigieuse New York Public Library parmi les vingt-cinq meilleurs livres de l’année 2002. »
    http://www.arenes.fr/spip.php?article241

    Et la critique de ce livre fabuleux par le Point :
    http://www.lepoint.fr/actualites-monde/des-journalistes-sur-liste-noire/924/0/55060

  • Sébastien

    Un avion?
    Un missile?
    Des explosifs?
    Des sièges de passagers?
    Oh, mais tiens, ça me rappelle quelque chose…

    Et sinon, la grande gueule Baffie, il en pense quoi de tout ça?

    Ardisson était un bon à cette époque… On oubliera les autres.

  • chb

    Le bouquin est introuvable en librairie. Autre forme de censure, ou gestion normale d\’éditeur ?

  • lefebure

    Le livre est disponible dans la boutique en ligne de la FNAC et sur d’autres sites.
    Annecdote: J’ai été un temps pigiste dans un grand quotidien régional. Mon chef d’agence m’a clairement expliqué la politique: PAS DE POLITIQUE, surtout quand on interview un homme politique qui visite la brasserie du village. J’ai donc appliqué la fameuse méthode « JPP du soit disant Journal télé », nettement plus sophistiquée que les anciennes méthodes de la Pravda.
    Notez quand même une analogie:
    - En russe Pravda veut dire vérité.
    - En français JT veut dire informations.
    - Aux US rapport d’enquête final veut dire enquête objective.

  • Humble.

    C’est des hommes politiques menteurs qui dirigent les pays , ils sont dangereux . La 1ere puissance mondiale dirige’ par de vulgaire menteurs , arrogant et avides d’argent . Finalement lorsque ces hommes meurent , ils deviennent un tas de viande et d’os . La puissance revient a Dieu , eux ne sont que de pauvres bougres qui s’appellent , president , ministre ect.. Des tas de viande sur deux pattes . Savent ils aumoins ce qu’est l’honneur , l’humanisme , l’ettique …. J’ai du respect pour des hommes de pouvoir , responsabilite qui servent honnetement l’humanite’ , mais Bush , Rumsfield , Sarkosi , et Cie Powel …. Netaniaou ….. Ect … ne servent que leur orgueil et ego , la maladie les rabaissera a demander du pain et les assoir .

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